Le mea culpa colonial d’Emmanuel Macron passe aussi par la case musée. Cependant, lorsqu’il restitue des pièces de collections publiques à des pays africains, le chef de l’État ne rend pas des fétiches, mais des œuvres d’art façonnées par le regard européen.
Au lendemain de son élection, Emmanuel Macron décida que nos musées devaient restituer des œuvres à l’Afrique : « Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique », disait-il à Ouagadougou en novembre 2017. Macron veut. Macron décide. Macron est persuadé de savoir ce qu’il dit et ce qu’il fait. Sans doute ne soupçonne-t-il pas l’importance de la révolution que le Musée, qui est une création européenne, opéra dans notre rapport à l’art. Les musées, qu’on le veuille ou non, sont partie intégrante de notre environnement culturel. C’est par leur intermédiaire, et celui du livre d’art qui en complète aujourd’hui de manière presque exhaustive les collections, que nous avons désormais affaire à la totalité de la création mondiale depuis les grottes de Lascaux jusqu’à l’atelier de Picasso.
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L’assurance avec laquelle Emmanuel Macron s’est précipité dans cette politique de restitution inquiète conservateurs et juristes. N’a-t-il pas ouvert une boîte de Pandore et mis sur la table un problème juridique insoluble puisqu’en droit français les œuvres appartenant à des collections publiques sont inaliénables ? En faisant voter en 2020 par la seule Assemblée nationale (le Sénat refusa d’examiner le texte) une loi d’exception autorisant la restitution de 26 pièces au Bénin, il résolut la question juridique de l’inaliénabilité des œuvres par ce qu’il faut bien appeler le « fait du prince ».
Une empreinte…
Fallait-il s’engager sur ce chemin ? Pouvait-on s’en abstenir ? Certains prétendront que répondre à une demande de restitution est avant tout un aveu de faiblesse qui s’inscrit dans l’air du temps qui, depuis des années, est à la repentance et à la réparation. Le débat est ouvert. L’aborder sous le signe de la polémique est sans grand intérêt. Il est plus profitable de méditer ce qu’André Malraux écrivait en 1957 : « L’Europe a découvert l’Art nègre lorsqu’elle a regardé des sculptures africaines entre Cézanne et Picasso, et non des fétiches entre des noix de coco et des crocodiles. »
Aussi la question se pose-t-elle de savoir ce qu’on restitue à un pays africain lorsqu’on lui restitue certaines pièces. Des œuvres magiques ou des œuvres esthétiques ? Le pays africain le sait-il lui-même ? Ces sculptures qui furent hier des fétiches ou des ancêtres furent-elles jamais considérées, en dehors des pays occidentaux, comme des œuvres d’art destinées à l’admiration des visiteurs ? Avant d’être présentées dans ces institutions européennes que sont les musées, n’eurent-elles pas un statut semblable à celui de nos vierges ou de nos saints ? Ces vierges et ces saints ne furent-ils pas des objets de vénération avant d’être des œuvres que l’on éprouve comme étonnamment belles au détour d’une salle de musée et dont la présence religieuse d’hier n’est plus qu’une empreinte – le mot est encore de Malraux – désormais débordée, dépassée par une autre présence, artistique celle-là ?
C’est cette présence qui sépare la solennité de la Vierge à l’Enfant de Fouquet de la mièvrerie de toutes ces vierges qui, mises bout à bout, permettraient d’aller jusqu’à la Lune. C’est elle qui fera courir au musée d’Anvers le jeune amateur qui n’en aura vu qu’une reproduction. Et il n’y courra pas pour la prier. Car ce n’est plus, comme aux époques de foi, le monde de l’au-delà qui le consolera de vivre dans un monde naturellement décevant. Ce sera le monde de l’art. Le monde de la création. Dans l’immédiat, il n’en parlera à personne.
« Les explorateurs de l’Afrique, précisait Malraux, n’ont pas découvert l’art nègre, mais les fétiches ; les conquistadores n’ont pas découvert l’art mexicain, mais les idoles aztèques. Dans toutes leurs Isles, les Européens n’avaient trouvé que des curiosités. […] Les idoles deviennent des œuvres d’art en changeant de références, en entrant dans le monde de l’art que nulle civilisation ne connut avant la nôtre. »
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L’art comme appel
Que restitue-t-on donc à un pays qui nous en fait la demande ? Des fétiches qui, aux yeux des explorateurs, n’étaient que de simples « curiosités » ou des œuvres d’art qu’aucun de ces explorateurs, pas plus que les Africains qui en furent dépossédés, n’avaient su voir comme telles ? N’est-ce pas la peinture moderne, née sur le sol français avec Manet, Van Gogh, Cézanne, les fauves et les cubistes, qui nous a – l’expression est de nouveau de Malraux – « opérés de la cataracte » ?
Pour voir, sous la finalité religieuse évidente d’une œuvre, une autre finalité plus secrète, esthétique celle-là, ne fallut-il pas que nous soyons devenus perméables à cette valeur que, faute de mieux, nous appelons « art » et qui permet à des œuvres aussi étrangères les unes aux autres qu’une fresque égyptienne, une mosaïque byzantine, un chapiteau roman ou une sculpture africaine, d’être rassemblées en un même lieu pour dialoguer ?
Cette valeur qu’on peine à définir et que ces œuvres ont en commun n’est autre que la réponse à un énigmatique appel. Cet appel, qui se fait toujours entendre lors de la contemplation de l’œuvre d’un maître, devient si obsédant que l’artiste en herbe ne peut s’empêcher d’y répondre par le pastiche tout d’abord, par l’œuvre inconnue à faire ensuite.
Nous parlions de dialogue. Pour ces œuvres appartenant à des civilisations différentes, dialoguer c’est se voir contraintes, par la comparaison que permet leur réunion, de faire entendre la singularité d’un langage formel à chaque fois différent. Cette singularité, à laquelle n’étaient pas sensibles hier les fidèles requis par la seule fonction religieuse de l’œuvre, est encore trop souvent méconnue, voire raillée, par les historiens de l’art, les sociologues et les ethnologues, qui considèrent que la vocation de l’art est de parvenir à une reproduction habile de sujets privilégiés.
Le dialogue a remplacé la quête de l’Invisible
Ce que l’institution du musée a fini par faire comprendre au monde entier – et c’est là une aventure européenne qui a commencé en France –, c’est que la valeur commune à des œuvres aussi différentes les unes des autres est beaucoup plus large que celle que nous désignons par le mot « beauté ». Tout serait plus clair si nous réservions ce terme pour nommer la finalité des arts de l’Antiquité et de la Renaissance. Comment réunir en effet sous un même qualificatif la Jeanne d’Aragon de Raphaël et une Vierge romane aux mains démesurées et aux yeux d’hypnose ? Or, toutes deux nous atteignent à partir d’un même pouvoir mystérieux de création qui ne cesse de traverser les siècles en s’exerçant de manière à chaque fois surprenante.
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Si c’étaient des esprits que nous restituions aux Africains, les mettraient-ils dans leurs petits musées où ne se trouvent que quelques œuvres parentes ? Ne les replaceraient-ils pas plutôt dans les lieux sacrés d’où ils furent arrachés ? Si ces objets sont devenus désormais pour eux des œuvres d’art comme ils le sont devenus pour nous, c’est-à-dire des formes créées hier pour capturer l’Invisible mais appelées aujourd’hui à un vaste dialogue entre elles, s’il en est ainsi, la restitution des œuvres ne constitue-t-elle pas pour les pays africains, plutôt qu’une réparation, une participation à une aventure européenne dans l’ordre de l’esprit ?
Peut-être, alors, serait-il temps, pour ces pays, de reconnaître que le détour (parfois forcé) par l’Europe, par la France en l’occurrence, fut pour les objets restitués la chance de leur résurrection comme œuvres d’art, la chance de leur métamorphose. Pour eux comme pour nous, comme pour le monde entier, les chenilles sont devenues papillons. Et ces papillons qui doivent tant à l’Europe, car elle ne fut pas seulement celle des explorateurs ou des conquistadores mais celle également des Cézanne et des Picasso, ces papillons, les pays africains ne pourront les admirer chez eux – là est le paradoxe inaperçu de la restitution – qu’à travers cet étonnant regard qui s’alluma autrefois sur les bords de Seine jusqu’à la mer. Toutes les mers. Toutes les terres.