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L’aristocratie victimaire

L’époque n’est pas au stoïcisme


L’aristocratie victimaire
Parc Des Princes, 28 avril 2021 © Dave Winter/BPI/Shutterstock/SIPA Shutterstock40846835_000026

L’ancienne aristocratie croyait en l’hérédité de la valeur. Sa déclinaison moderne croit en l’hérédité de la souffrance...


Il est bon parfois de se replonger dans les œuvres du passé, pour mesurer la profondeur des abîmes dans lesquels l’époque en vient régulièrement à se précipiter. Telle est, en tout cas, devant la fièvre victimaire dont l’époque est saisie, la pensée qu’a suscité chez moi la lecture ou relecture des stoïciens impériaux.

Au 1er siècle de notre ère, Sénèque écrivait ainsi – et l’on est comme saisi de vertige devant l’impossibilité moderne de concevoir les choses pareillement, devant cette prose quasi extraterrestre – : « il faut bien comprendre à présent que l’on peut commettre une injustice à mon égard sans que pour autant je la subisse« . On peine à se convaincre de la réalité d’une telle phrase, tant le sentiment d’étrangeté qu’elle provoque en nous est fort, et persiste avec les relectures. Pourtant, en poursuivant sa découverte des textes, on s’assure bien qu’il ne s’agit pas d’une coquille ; car on trouve, dans le manuel d’Épictète par exemple, d’autres formulations qui nous font l’effet d’être tout aussi abracadabrantesques, et notamment ce propos rapporté de Socrate, qui nous laisse littéralement scié : « Anytos et Mélétos peuvent me tuer, mais non me nuire. » A ce stade, il est généralement nécessaire d’aller s’allonger quelques minutes, le temps de digérer la leçon…

Il faut bien comprendre à présent que je peux subir une injustice sans que pour autant on en ait commise à mon égard…

Le victimocratisme contemporain est l’exacte inversion de la perspective stoïcienne, comme son image par un miroir ; c’est pourquoi, quand on a toujours baigné dans son substrat, on ne peut guère réagir, à la découverte des thèses antiques, que sur les modes de l’incrédulité, et de l’abasourdissement. On a le sentiment d’avoir été soudainement branché sur une autre dimension ; comme si, vivantes antennes, nous captions tout d’un coup des fréquences venues d’ailleurs.

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L’incompatibilité principielle de ces deux philosophies, l’exposé de la profession de foi victimaire l’illustre on ne peut mieux ; car elle tient dans le renversement pur et simple de la proposition sénéquienne. « Il faut bien comprendre à présent que je peux subir une injustice sans que pour autant on en ait commise à mon égard » : cette déclaration mériterait d’ouvrir le manifeste de bien des officines modernes spécialisées dans la chasse aux inéquités…

Le statut de victime découplé de l’expérience personnelle d’un tort

Si la symétrie des formes souligne ainsi la béance séparant les imaginaires dans lesquels les Anciens évoluaient, et ceux dans lesquels nous nous mouvons, ce n’est pas pour sa seule qualité à illustrer cet éloignement des continents mentaux antiques et modernes que j’ai retenu cette phrase. C’est aussi, et avant tout, pour la retranscription exemplaire qu’elle fournit de l’état d’esprit victimaire – savoir, la déconnexion consommée entre le statut de victime, et l’expérience personnelle d’un tort -.

Car tel, en effet, est l’innovation moderne : l’état de victime, situation alors conçue comme conjoncturelle et réversible, dont Sénèque entendait nier jusqu’à la possibilité pour en émanciper les hommes, se voit au contraire pérennisé à vie par notre époque, et élevé au rang de qualité inaliénablement attachée à un individu. Autrement dit, ce qui n’était auparavant pensable que sur un mode transitoire, se voit désormais institutionnalisé pour acquérir le caractère d’une permanence.

De l’hérédité de la valeur à l’hérédité de la souffrance

C’est l’acte de naissance d’une aristocratie victimaire, au sens, non d’un gouvernement des meilleurs – aristos –, mais de l’hérédité des places. Il flotte sur notre modernité comme un parfum d’Ancien Régime, la distinction en moins : on se réclame d’une ascendance souffrante à la manière dont, dans une société d’ordres, on comptabilise les quartiers de noblesse de ses ancêtres. L’étendard de victime a désormais remplacé le drapeau blanc d’Henri IV.

« Victime » a ainsi cessé d’être un état dans lequel on tombe, pour devenir un titre de noblesse, obtenu à la naissance, et conservé jusqu’au tombeau, ouvrant droit à des égards, et attachant des privilèges, qu’on transmettra – si possible – à ses enfants. L’ancienne aristocratie croyait en l’hérédité de la valeur ; sa déclinaison moderne croit en l’hérédité de la souffrance. On brandit désormais le malheur de ses ancêtres comme on brandissait autrefois leurs hauts faits…

Le hochet victimaire est un joujou dont personne ne saurait être privé

Il ne faudrait cependant pas croire que l’ascendance directe soit le seul mode d’accession aux dignités victimaires : comme toute aristocratie installée mais point idiote, elle se contente de réserver pour elle-même les plus juteuses sinécures, sans se fermer absolument aux parvenus de grand talent. Davantage même : consciente que ses velléités prévaricatrices risqueraient de lui aliéner une trop forte partie de la population, elle cherche constamment à élargir sa base pour intéresser un maximum de partisans à la survie de son système.

C’est le sens de ces grandes braderies mémorielles que l’homme moderne a appris à aimer : on fouille parmi les nippes de l’Histoire jusqu’à exhumer quelque groupe souffrant dont on avait jusque-là sous-estimé la millénaire oppression ; et on en fait le nouveau produit d’appel de la foire. Évidemment, pareilles têtes d’affiches ne sont pas faciles à renouveler sur une base annuelle, le consommateur se lasse ; mais c’est l’habilité du marketing – dont on ne dira jamais assez qu’il est le vrai génie de l’époque -, que de suppléer à un désir en berne, et d’en faire naître d’inédits. Chaque participant à la fête doit ainsi repartir avec l’envie, chevillée au corps, de recevoir lui aussi un jour son hochet victimaire pour le consoler des misères que l’Histoire lui a faites.

Les Aventuriers de la larme perdue

Mais le libéralisme intéressé avec lequel l’aristocratie en place a accueilli de nouvelles familles de rentiers mémoriels met désormais en péril sa propre position ; un destin à la John Sutter la menace. Chacun, en effet, pouvant constater la prospérité amenée par cette activité, entend pratiquer à son tour l’archéologie de l’injustice ; c’est une nouvelle ruée vers l’or qui commence. Le passé prend chaque jour davantage des allures de Californie alternative, vers laquelle les prospecteurs victimaires s’élancent à la recherche des filons qui assureront leurs fortunes.

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L’ancienne conditionnalité de la manne à l’expérience personnelle d’un tort limitait drastiquement les ambitions ; avec sa suppression, les carrières s’ouvrent en grand à tous les explorateurs de la mémoire. Chaque souffrance est désormais comme un trésor perdu attendant sa redécouverte ; et il faut imaginer de nouveaux Indiana Jones, armés non plus de fouets, mais de mouchoirs. Car qu’on ne s’y trompe pas : l’arche d’alliance est démodée ; c’est la vallée des larmes qui fait figure d’Eldorado.

Architecture d’une Bourse d’échange des titres victimaires

Marx nous avait avertis des velléités spatialement et socialement expansives du capital, cherchant à inféoder l’ensemble de la pratique sociale à sa logique, et même à la totaliser ; le traitement de la question historique et mémorielle lui donne raison. On pouvait jusqu’ici spéculer sur le futur ; on peut désormais agioter sur le passé. « Hier » aura bientôt ses produits dérivés. Un véritable système boursier se met en place, dans lequel chaque signature victimaire est cotée à la manière des actions d’une entreprise.

Les parlements, nationaux et supranationaux, en forment les places de marché : c’est en leur sein que la valeur des souffrances catégorielles s’apprécie ou se déprécie, suivant un cours indexé sur le degré de reconnaissance législative dont chacune est entourée, les politiques de quotas dont leurs communautés ressortissantes bénéficient, et leurs dynamiques à la hausse ou à la baisse.

Intelligentsia et médias, quant à eux, jouent le rôle d’agences de notation, évaluant le degré de solvabilité des obligations émises, et, par-là, la qualité et la robustesse de chaque signature victimaire ; leur appréciation est suivie anxieusement, aussi bien par les places boursières que par les entreprises elles-mêmes.

Enfin, les tribunaux – et les cours d’ultime ressort tout particulièrement – occupent la fonction d’autorités de régulation, assurant la tutelle des marchés financiers ; à ce titre, elles n’hésitent pas à remédier elles-mêmes à ce qu’elles identifient comme des défaillances et des distorsions parlementaires dans le sain jeu de la compétition victimaire.

Une leçon de machiavélisme

C’est dans ce cadre concurrentiel au darwinisme accru que s’inscrit l’offensive idéologique et politique de grande ampleur lancée par les militants décoloniaux cet été : alors que la libéralisation absolue du secteur vient à peine d’être décidée, il s’agit pour eux d’installer durablement leurs causes mémorielles à la tête des capitalisations victimaires, pour traverser sans heurts la phase de bouillonnement boursier qui débute.

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C’est que ceux-ci, en effet, sont pleinement conscients de ce fait simple : la conservation du leadership mémoriel est l’affaire d’une propagande continuelle ; elle requiert un engagement politique permanent. En la matière, n’occuper pas le terrain, c’est en céder. Or, la multiplication des écuries victimaires va le raréfier d’autant ; il faut donc durcir la ligne idéologique, radicaliser le mouvement et les actions, pour laisser aux autres – aux tièdes -, l’infortune de finir ruinés.

De Maistre rapportait, citant la correspondance de Grimm : « Tous les grands hommes ont été intolérants, et il faut l’être. Si l’on rencontre sur son chemin un prince débonnaire, il faut lui prêcher la tolérance, afin qu’il donne dans le piège, et que le parti écrasé ait le temps de se relever par la tolérance qu’on lui accorde, et d’écraser son adversaire à son tour. Ainsi le sermon de Voltaire, qui rabâche sur la tolérance, est un sermon fait aux sots ou aux gens dupes, ou à des gens qui n’ont aucun intérêt à la chose. » L’intolérance, avantage évolutif dans la lutte des idées : cette analyse machiavélienne n’a pas été perdue pour tout le monde…



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