L’antiracisme, idéologie d’Etat


L’antiracisme, idéologie d’Etat

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La cause est entendue. Le procès de l’antiracisme a été fait et refait. On a maintes fois démontré ses effets corrosifs sur le débat public, sur lequel il fait planer une logique du soupçon. On sait aussi comment il a permis de recycler, en lui donnant un autre nom, un antifascisme devenu anachronique. On connaît ses têtes de Turc, de Paul Yonnet à Pierre-André Taguieff en passant par Alain Finkielkraut et bien d’autres. Il suffit d’observer, serait-ce pour le déplorer, que le vivre-ensemble multiculturel ne marche pas, pour être frappé de mauvaise réputation. On pourrait croire que le réel a offert une amère victoire aux sceptiques de la diversité, aux malheureux de l’identité. On se tromperait. L’antiracisme aurait dû être mis en déroute par les faits, il a gagné dans les têtes. Il est au pouvoir dans la plupart des États occidentaux.

D’un pays à l’autre, quelques rapports commandés à d’éminentes personnalités établissent les lignes de force et jalonnent les progrès de cet antiracisme d’État. Dès 2000, en Grande-Bretagne, le rapport Parekh fournissait un mode d’emploi pour la reconstruction multiculturaliste de l’État. Au Canada, depuis 2008, c’est le rapport Bouchard-Taylor, réalisé à la suite de la crise des accommodements raisonnables au Québec, qui inspire la doctrine officielle. On y trouve une définition assez complète du multiculturalisme comme doctrine appliquée qui conjugue trois éléments : un récit historique de l’avènement de la diversité, une sociologie des discriminations et des rapports entre majorité et minorités, et une série de politiques publiques visant à parachever la mutation diversitaire de la démocratie.[access capability= »lire_inedits »] En France, le rapport Tuot, remis en 2013 à Jean-Marc Ayrault, préconisait plutôt une mise à jour multiculturaliste du socialisme français. Mais, sur le fond, il était de la même eau que le précédent québécois.

Même diagnostic, même remède : dans des sociétés désormais structurées par la diversité, la seule solution politique, c’est le multiculturalisme, qui doit convertir les peuples aux joies du mélange. Et, pour y parvenir, il doit terrasser l’ennemi toujours prompt à relever la tête : le racisme. Reste encore à comprendre ce que l’antiracisme nomme racisme. Or, loin d’en fournir la définition précise qui serait nécessaire, l’antiracisme englobe le racisme dans le vaste ensemble des discriminations engendrées par différents systèmes d’exclusion – comme le sexisme ou, selon la nouvelle obsession du jour, l’hétéro-sexisme. La lutte contre les discriminations, objectif décrété incontestable, est donc devenue, avec le concours notable des médias, l’une des grandes tâches de notre temps.

Le multiculturalisme d’État repose donc sur un récit fondateur : celui des crimes de l’Occident, qui obtiendra sa rédemption par la reconnaissance de la diversité, laquelle se constitue – voire s’institue – en dynamitant les systèmes discriminatoires qui niaient son existence même. Il s’agit dès lors de faire voler en éclats le roman national en montrant que les institutions auxquelles nous accordions traditionnellement notre confiance étaient les instruments d’insupportables rapports de domination. C’est ainsi que, dans de nombreux pays, l’école a été sommée d’enseigner une histoire pénitentielle appelant les populations autochtones à faire repentance.

On l’aura compris, le racisme tel que le voient et le combattent les antiracistes n’est pas seulement une opinion sotte qu’il faudrait discréditer ou une doctrine terrifiante qu’il faudrait combattre. Il n’est pas un phénomène individuel, mais une structure sociale. Étienne Balibar, une figure majeure la sociologie antiraciste, soutient même qu’il est le principe à partir duquel s’est constitué l’État-nation occidental. D’où l’invention paradoxale d’une société jugée raciste sans qu’il soit nécessaire d’y trouver des racistes concrets et où on peut, en conséquence, pratiquer l’antiracisme à plein temps sans encourir le moindre risque.

Grâce à cette trouvaille théorique et politique, la sociologie antidiscriminatoire s’est imposée au fil des ans comme une sociologie d’État. Autrement dit, elle constitue la principale grille de lecture des rapports sociaux sur laquelle se fondent les politiques publiques. C’est à partir d’elle que l’appareil administratif prétend saisir le réel pour mieux le transformer. Pour cette école de pensée, toute forme d’inégalité sociale, culturelle ou économique est le produit d’un système discriminatoire dont la moindre disparité statistique entre communautés vient confirmer l’existence. D’ailleurs, une fois installée l’idée que la discrimination est systémique, ces communautés sont invitées à s’emparer du concept pour analyser et améliorer leur situation. C’est ainsi qu’à intervalles réguliers les apparatchiks de l’antiracisme gouvernemental se désolent du faible nombre de plaintes pour discriminations recueillies par les agences créées pour orchestrer la lutte contre ces odieuses survivances de l’ordre ancien. On excite ainsi le sentiment d’injustice, on flatte le sentiment victimaire des mécontents. L’État multiculturel juge de sa réussite à l’aune des dénonciations récoltées par ses agents, supposées prouver à la fois que les injustices sont une réalité et que la dynamique qui aboutira à les corriger est enclenchée par la revendication d’égalité portée par les minorités. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que les groupes se découvrant victimes d’un système discriminatoire se soient multipliés avec le temps.

Les rapports sociaux sont analysés à la lumière du binôme conceptuel majorité-minorités – la première ayant structurellement tendance à tyranniser les secondes. Étant entendu que la majorité, culturelle ou sexuelle, a imposé ses propres références à l’ensemble de la société, il convient de la dépouiller promptement de ces privilèges honteux. Les esprits les moins subtils appelleront au renversement de l’homme blanc hétérosexuel… et mort (DWEM, dead white european male), sans trop chercher à cacher qu’ils entendent prendre leur revanche sur l’histoire et substituer une oppression à une autre. Mais, pour toute la sociologie antidiscriminatoire et pour ses porte-parole médiatiques, il s’agit de découpler la citoyenneté de l’identité nationale, et de toute forme d’héritage culturel particulier. Il faut en être conscient : la politique multiculturelle ne vise rien de moins que la neutralisation, puis le démantèlement et le renversement des privilèges majoritaires. En clair, pour réaliser la démocratie, elle sape l’un des piliers de la démocratie. Ainsi, si certains groupes immigrés peinent à trouver leur place dans la société d’accueil, ce n’est pas parce qu’ils rechignent à s’en approprier les mœurs, mais parce que ces mœurs, bien trop pesantes, sont attentatoires à la diversité.

On doit donc tout faire pour à arracher la société à sa culture, en instaurant notamment une distinction radicale entre le droit et les mœurs. Les institutions publiques – et, dans la foulée, les organismes privés – sont sommées de traquer et d’éradiquer en leur sein toute trace d’identité culturelle – ou, pour être plus précis, de l’identité culturelle majoritaire. La nation d’accueil est, au mieux, une communauté parmi d’autres, à ceci près qu’elle est coupable. En somme, l’antiracisme relooké en lutte contre les discriminations veut contraindre les sociétés occidentales à remettre à zéro le compteur de l’Histoire.

La volonté, manifestée de façon récurrente, de déchristianiser le calendrier et les fêtes qui le ponctuent s’inscrit clairement dans cette dénationalisation de l’identité collective. En revanche, puisqu’il faut marquer le plus clairement possible la présence de l’Autre dans l’espace public, on offre une reconnaissance maximale à ses symboles identitaires. Dans l’espace public, délivré de l’emprise majoritaire, toute hiérarchie entre les cultures est bannie – quoique, dans les faits, cette neutralité fantasmée se traduise souvent par une simple inversion des vieilles hiérarchies, l’identité « étrangère » étant tenue comme meilleure par essence.

C’est ainsi que la société devient véritablement « inclusive », conformément aux réquisitions du rapport Tuot qui suggère que, pour avancer vers cet horizon, la France doit s’ouvrir pleinement à sa composante arabo-musulmane issue de l’immigration. On se rappelle aussi Martin Hirsch qui soutenait que l’intégration serait une réussite quand un grand nombre de catholiques nommeraient leurs enfants Mohamed. Cette proposition pour le moins caricaturale n’en est pas moins exemplaire de l’inversion du devoir d’intégration qui caractérise le multiculturalisme d’État : ce n’est pas à l’immigré de s’acculturer et de s’intégrer à son pays d’accueil, c’est à celui-ci de transformer radicalement ses institutions et sa culture pour accommoder la diversité.

L’antiracisme a donc été l’arme idéologique qui a permis aux élites gouvernantes de faire avancer subrepticement en France et de déployer triomphalement au Canada le multiculturalisme politique. Dopée par l’argent et le discours publics, la lutte contre les discriminations est convoquée comme preuve de l’existence de l’ordre raciste qu’elle combat. Dans cette logique absurde, l’antiracisme a besoin de racisme. Et plus encore de racistes. L’ennemi qu’il faut dénoncer et punir doit avoir un nom et un visage.

Heureusement, de vrais racistes qui s’assument comme tels, on n’en trouve pas tant dans l’Occident du « plus jamais ça ». De toute façon, le raciste à visage découvert n’intéresse pas la sociologie antiraciste, ce qu’elle aime, c’est faire tomber les masques. Elle s’est donné pour mission de mettre à nu la structure raciste des grands principes de la modernité politique et, plus encore, de désigner les nouveaux ennemis de l’humanité.

Dans le champ des idées, l’ennemi prend deux formes : le racisme universaliste et le racisme différentialiste. Le premier, au nom d’une conception abstraite de l’égalité, interdit toute politique de réparations visant à corriger les inégalités structurelles entre les communautés. Le libéralisme comme le républicanisme ne sont que les prête-noms des privilèges du majoritaire. En refusant de reconnaître la situation discriminatoire des minorités, en les condamnant à l’invisibilité, les défenseurs de l’universalisme ne cherchent qu’à reconduire leurs positions dominantes, peut-être sans le savoir. Pour les apôtres de la diversité, il n’y a pas de méritocratie possible dans une société structurée par une culture majoritaire. La discrimination positive est la réponse au blocage systémique dont seraient victimes les minorités. Elle a donc une fonction majeure qui consiste à dévoiler le mensonge de l’égalité républicaine.

Le racisme différentialiste, quant à lui, est soupçonné d’essentialiser les identités. Celui qui ose envisager que toutes les cultures ne soient pas compatibles entre elles est accusé de rompre l’unité fondamentale du genre humain, comme s’il naturalisait les cultures, à la manière de races dont on n’oserait plus dire le nom. C’est le grand paradoxe de l’antiracisme, qui invite à la reconnaissance de l’Autre mais vide son identité de tout contenu. Cette façon de penser interdit toute réflexion sur les conséquences de l’immigration massive et, aujourd’hui, toute réflexion portant sur la difficile intégration de l’islam dans les pays occidentaux.

Dès lors qu’il est interdit de poser la question des différences culturelles collectivement acceptables, seul le refus de l’Autre exprimé par des sociétés occidentales ethnocentrées explique les difficultés de la cohabitation. L’aboutissement logique de la sociologie antidiscriminatoire, c’est que l’existence même de frontières séparant des groupes humains différents, porteurs d’héritages et de mœurs différents, est illégitime. Dans un futur radieux, il  n’y aura plus de différence entre le citoyen et l’étranger – et l’identité culturelle sera complètement privatisée.

Bien entendu, ne pas adhérer bruyamment à la sociologie antidiscriminatoire vous fait vite passer pour un collabo inconscient de l’ordre raciste. Finkielkraut disait que l’antiracisme est le communisme du xxie siècle. La formule est juste. Il y a au cœur de l’antiracisme une prétention totalitaire, pour peu qu’on ne réserve pas ce mot au vingtième siècle et qu’on le définisse par la prétention à une reconstruction intégrale de la société à partir d’une idéologie devant absorber tout le réel, de sorte qu’aucune relation sociale ne se dérobe aux prescriptions du pouvoir. Naturellement, plus le réel résiste à sa conversion idéologique, plus l’idéologie se radicalise et plus le contrôle social s’intensifie. Partout, ce ne sont que lois, tribunaux, sanctions, appels à punir la plus infime déviance verbale : ce n’est plus la pratique de la discrimination que l’on traque, mais sa supposée apologie, même indirecte (ainsi, un admirateur de Napoléon est-il désigné comme défenseur de l’esclavage). L’antiracisme pousse à la criminalisation du désaccord.

L’antiracisme est révolutionnaire et fabrique par effet de contraste des contre-révolutionnaires qu’il peut exclure de l’humanité. Mais le travail est sans fin, puisqu’il y aura toujours, en dernière instance, des hommes et des femmes qui se cabreront contre cette déconstruction de leur mode de vie et de ce qu’ils croient être leur culture – donc toujours des fascistes à fustiger. La lutte finale, encore une fois, se réalisera dans la révolution permanente. Avec cette singularité, toutefois, qu’aujourd’hui elle se déploie grâce à l’État. Et qu’elle s’accomplit au nom de la démocratie.[/access]

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*Photo : SEVGI/SIPA. 00619973_000001.

Juin 2015 #25

Article extrait du Magazine Causeur



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