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Langues régionales et identité nationale


Langues régionales et identité nationale

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Trente députés bretons de gauche ont signé une proposition de loi visant à ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Cette ratification faisait partie des engagements de François Hollande lors de la campagne présidentielle. Mais une révision de la constitution est nécessaire. Or, après que le Conseil d’État a rendu un avis négatif sur l’avant-projet de loi constitutionnelle du gouvernement, François Hollande a décidé d’enterrer l’idée de ratifier la charte, comme l’explique le député UMP Marc Le Fur : «À la première escarmouche avec le Conseil d’Etat, le Président de la République rend les armes et abandonne sa promesse alors qu’il existe un grand nombre de lois qui ont été adoptées et promulguées avec un avis contraire du Conseil d’Etat. Ce n’est pas une question juridique, c’est une question de courage politique.» Nicolas, blogueur de gouvernement, se réjouit de ce renoncement, dans un billet ma foi fort intéressant où il explique pourquoi la charte européenne des langues régionales ne doit pas être ratifiée. On entend déjà les persiflages: encore une promesse du candidat Hollande qui ne sera pas tenue ! Pourtant, ce n’est pas la première fois qu’un président de la République bute sur la question des langues régionales. En 2007, la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires était également une promesse de campagne de Nicolas Sarkozy. Le 23 juillet 2008, la Constitution fut d’ailleurs modifiée en ce sens : l’article 75-1 introduisait ainsi les langues régionales dans la Constitution en stipulant qu’elles « appartiennent au patrimoine de la France ». Pour le constitutionnaliste Guy Carcassonne, l’insertion de ce nouvel article ouvrait la voie de la ratification. L’Académie Française sortit alors de sa torpeur sénile et expliqua que la révision constitutionnelle portait atteinte à l’identité nationale. Aussitôt, le ministre de l’identité nationale, Éric Besson, se crut obligé d’enterrer le projet : selon lui, la reconnaissance des langues régionales risquait en effet de mettre en péril les « principes d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi« .
Or, en mars dernier, en estimant que la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires «minerait les fondements de notre pacte social et ferait courir  [à la République] un risque majeur de dislocation», le Conseil d’État reprenait les arguments d’Éric Besson et les imposaient à François Hollande et au gouvernement Ayrault.
En invoquant les principes d’indivisibilité de la République, ceux qui s’opposent à la reconnaissance des langues régionales recyclent la vieille idée selon laquelle les langues régionales représentent un danger pour l’unité de la nation. En effet, depuis l’édit de Villers-Cotterêts en 1536, qui imposa l’emploi de la langue d’oïl dans tous les actes officiels, la langue française, instrument de centralisation, a été le ciment de l’État-nation en France. Cela explique que la Révolution puis la Troisième République aient autant déprécié les langues régionales. Ainsi, Barère, l’un des principaux inspirateurs et acteurs de la Terreur, estime en janvier 1794 que « chez un peuple libre, la langue doit être une et même pour tous« . En juin de la même année, l’Abbé Grégoire présente devant la Convention son « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir le patois, et d’universaliser l’usage de la langue française » où il explique qu’il faut « consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté« . En juillet, le décret du 2 thermidor An II impose le français comme seule langue de l’administration. On estime que les patois, liés à l’Ancien Régime et que l’on appelle parfois idiomes féodaux, freinent la diffusion des idées révolutionnaires: ils doivent disparaître au nom de l’unification de la nation. Il semble loin le temps où, en 1790, l’Assemblée nationale avait commencé par faire traduire les lois et décrets dans toutes les langues régionales ! En fait, elle y avait vite renoncé, faute de moyens. À la fin du XIXe siècle, la Troisième République va accélérer l’uniformisation linguistique de la nation: l’éducation laïque et obligatoire enracine à travers le français les principes républicains. Le livre de Jean-François Chanet « L’école républicaine et les petites patries« [1. Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries, Aubier Montaigne, 1996.] démontre cependant que le premier objectif  de Jules Ferry n’était pas de faire disparaître les langues régionales: à travers l’apprentissage de la langue française, il s’agissait de faire de chaque français un républicain convaincu. Opposée à la République, l’Église instrumentalisa l’usage des langues vernaculaires, ce qui précipita leur déclin: en 1902, le gouvernement clairement anticlérical d’Émile Combes prit un décret pour lutter contre « l’usage abusif du breton ». Il s’agissait de punir les curés bretons qui, nombreux, refusaient alors de prêcher dans la langue nationale.

Ainsi, depuis plus de deux siècles, la République a l’habitude de considérer que le français, qu’elle oppose aux langues régionales, est le ciment de la nation. Pourtant, cette idée est en contradiction avec la conception française de la nation telle qu’elle a été définie par Ernest Renan, lors de la fameuse conférence qu’il a prononcée le 11 mars 1882 en Sorbonne. Pour Renan, la nation est « un plébiscite de tous les jours ». Il défend le modèle d’une nation élective, qui repose sur la volonté des peuples de vivre ensemble, et s’oppose ainsi à la conception allemande de la nation, qui s’appuie sur les liens du sang et de la langue maternelle. L’idée de Renan est bien contradictoire avec l’idée républicaine d’une nation unifiée par la langue : comment l’expliquer? Pour cela, il faut nous remettre dans le contexte de cette fin du dix-neuvième siècle : alors que les principaux pays européens sont parvenus à se constituer en États-nations, notamment après les unifications de l’Italie et de  l’Allemagne, la question de l’Alsace-Lorraine alimente depuis 1870 le  débat entre Français et Allemands. Deux conceptions de la nation s’affrontent : celle de Johann Gottfried von Herder et Johann Gottlieb Fichte, verticale, plonge ses racines dans l’ethnie et la culture tandis que celle de Renan, horizontale, correspond au choix libre d’un individu à l’intérieur d’un territoire[2. Guy Hermet, Histoire des nations et du nationalisme en Europe, Éditions du Seuil, 1996.]. Pour Renan, en niant l’importance de la langue, il s’agissait d’abord de contester le rattachement de  l’Alsace à l’Allemagne. Ensuite, son idée d’une nation élective a permis d’évacuer les micro-nationalismes  qui dérangeaient.
Et aujourd’hui ? On peut rassurer le Conseil d’État et lui dire que, depuis plus de deux cents ans, la République est bien assurée sur ses bases : elle ne risque rien en reconnaissant les langues régionales. Ou alors, il faudrait s’interroger sérieusement sur les fondements de cette République toujours prête à vaciller dès qu’on parle de langues régionales ou qu’on aperçoit un skinhead. À l’heure où l’on voit se développer l’ELCO (enseignement des langues et cultures d’origine), qui permet aux écoliers de primaire volontaires de bénéficier de cours gratuits de turc ou d’arabe, organisés et financés par les ambassades de Turquie, du Maroc ou d’Algérie, n’est-il pas ubuesque de considérer que les langues régionales constituent une menace pour l’unité de la République? D’ailleurs, ne nous leurrons pas; là est sans doute le véritable enjeu du débat sur les langues régionales et minoritaires. Pour un certain nombre de gauchistes, les langues régionales renvoient à un âge préhistorique pré-républicain : elles sont utilisées par le Front de Gauche et les écologistes comme un cheval de Troie qui permettra ensuite de demander la reconnaissance des langues de l’immigration, dites « non-territoriales« . Il y a une dizaine d’années, j’avais eu à ce sujet une discussion avec un jeune doctorant en ethnologie qui avait déclaré sur un ton péremptoire qu’il ne trouvait pas utile d’inscrire les langues régionales dans la constitution. Cela m’avait surpris puisque les ethnologues, attachés à la diversité culturelle, sont les premiers à pleurnicher dès lors qu’une langue autochtone disparaît «toutes les deux semaines» dans le monde. J’imaginais donc que sa position était celle d’un Républicain qui défend l’idée d’une nation indivisible. Mais non: il ajouta qu’il trouvait plus utile de reconnaître dans la constitution les langues maternelles des immigrés, telles que l’arabe, le turc ou le wolof, qui sont davantage utilisées en France ! Quelques années plus tard, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir le même ethnologue, interviewé par Le Nouvel Obs à l’occasion du centenaire de Claude Lévi-Strauss : plutôt que de parler du grand anthropologue, il avait tenu un discours assez minable, farci de revendications catégorielles, digne d’un cheminot rongé par l’antisarkozysme. Alors qu’il aurait pu expliquer, par exemple, que Claude Lévi-Strauss, dans Race et culture[3. « Race et Culture » in Revue internationale des sciences sociales, Vol. XXIII (1971), n° 4, UNESCO.], avait défendu l’idée que chaque culture avait le droit de rester sourde aux valeurs des autres, de façon à protéger son identité. Mais non. On peut être ethnologue et incapable de comprendre l’intérêt des langues régionales. Pourtant, les langues régionales font partie de notre patrimoine et donc de notre identité : elles sont l’expression d’une véritable diversité, une diversité au sens braudélien, c’est-à-dire endogène et inscrite tant dans notre géographie que dans notre histoire.

*Photo : Olibac.



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