Le glaive, c’est la force. Mais la puissance, elle, tient au Verbe. L’histoire de notre vieille nation en témoigne, elle qui fut bâtie à partir d’une langue imposée d’en haut. En effet, l’usage et l’impact politique d’une langue commune créèrent l’union et donc la densité et l’éclat particuliers d’un pays qui, en quelque sorte, se formula avant les autres, avant ses voisins européens, profitant par là d’une suprématie longtemps incontestée. Avec la langue, tout circule : une sensibilité, un rapport au monde, des mythes communs, une civilité singulière; c’est elle qui confère à un peuple une morphologie cohérente.
Les totalitarismes du siècle précédent, rouge ou brun, tentèrent de reformater leurs peuples pour en faire des robots en armes. Les tyrans se prétendirent « haut-parleurs » de leurs peuples et, encore, une fois, tout se passa d’abord dans la langue. L’idéologie modela des langues fascinantes, simplistes et brutales et, frappant à coups de slogans, celles-ci divulguèrent des mythes en toc et propagèrent des mœurs de fer. Aussi efficaces que superficiels, ces jargons se dissipèrent aussitôt les tyrans abattus. Heureusement, il est achevé ce temps où les langues unificatrices créaient moins de la densité que de la masse brute, où la propagande était un fouet sur le dos des peuples abrutis, où la puissance de l’État venait d’un esprit possédé prêt, si nécessaire, à suicider sa société.
Cependant, où en sommes-nous, aujourd’hui, en France, au début du XXIe siècle ? Peut-être au point opposé à celui que rallièrent ces tyrannies mortes, ces jacobinismes dégénérés (ou accomplis). C’est-à-dire au délitement total du verbe commun. Bienvenue à Babel ![access capability= »lire_inedits »] Quelle langue parlent nos gouvernants ? Que Sarkozy dise : « France ! » en pensant « Marché ! », que Hollande dise : « Égalité ! » en pensant : « Libre entreprise (matrimoniale) ! », que font-ils si ce n’est agiter des bribes de mythologies, mythologies défuntes à leurs yeux, donc si faciles à trahir ? D’autant plus faciles à trahir qu’ils les crachent à un peuple qui, lui-même, ne fait plus société, mais s’est divisé en mille sous-groupes ânonnant chacun un autre jargon sommaire. Langues mortes pour un peuple sourd. Elle est là, l’impuissance définitive d’un État quoi qu’il en soit menotté par l’Empire financier.
Les mythes républicains qui, du moins, demeuraient connectés aux grands mythes nationaux, sont morts avec la banqueroute de l’Éducation nationale (je sais, on me rétorquera que, si les jeunes élèves français ne savent plus parler ni écrire leur langue, ils font de merveilleux scores aux jeux vidéos et naviguent sur YouPorn à la vitesse de l’éclair, mais tout de même…) Quels mythes demeurent ? Le « vivre-ensemble » et ce genre de fadaises qui ne recouvrent aucune réalité concrète ? Ces borborygmes issus d’un universalisme si abstrait qu’il n’émet plus que du vent… Cet esperanto sans âme qui, ne se référant plus à rien, ne s’adresse donc à personne !
La télévision, grande éducatrice des peuples, parle soit le langage de la sous-culture américaine, soit celui de la bien-pensance, idiome fétiche des cerveaux vides du show-business. Internet pallie cette carence des discours officiels en fournissant les seuls discours mythiques et mobilisateurs disponibles. Mais à quel prix ? S’y diffusent à grande vitesse les eschatologies islamistes, occidentalistes, néo-marxistes ou identitaires. Strate sociale par strate sociale, des banlieues aux centres-villes et des centres-villes aux campagnes ou aux zones péri-urbaines, la France recompose le phare orgueilleux qu’elle prétendit être en gigantesque tour de Babel.
Babel n’est pas la démocratie. Ce n’est pas l’échange de points de vue, l’affrontement loyal de discours divers. Pour qu’il y ait démocratie, il faut qu’il y ait une langue commune. Le « multiculturalisme » n’est pas l’enrichissement de la culture nationale, auquel cas on parle simplement d’une « culture nationale riche », ayant su digérer de nombreux apports extérieurs. Le multiculturalisme a davantage trait à l’aéroport où plus rien ne s’amalgame, où plus rien ne fait corps.
Quand il ne dispose plus de la puissance d’un Verbe, que reste-t-il donc à l’État, pour assurer la cohésion sociale ? La force brute : l’argent et les flics. La subvention ou la coercition. Sauf que pour l’heure, l’argent manque et la justice est faible. Demeure un ultime joker pour étouffer les inéluctables conflits qui tiraillent déjà une nation décomposée : l’anesthésie du Spectacle. Elle ne suffira pas longtemps. Les caisses continueront de se vider. Il restera à envoyer les flics. Mais sans la puissance, la force n’est qu’un dérisoire corset. Quoi qu’il en soit, Babel tombera.[/access]
*Photo : april-mo.
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