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Au bout de ma langue

Une musique des mots à respecter


Au bout de ma langue
Blanche Gardin à la 31e nuit des Molières le 13 mai 2019. © Romuald MEIGNEUX/ SIPA

Le rétrécissement lexical du français continue, s’inquiète notre chroniqueur.


 

Si tous les mots ont un sens, c’est que tous les sens requièrent des mots, a dit un grand écrivain. L’autre jour, alors qu’on m’interrogeait afin de savoir si « je descendais sur Paris » et que je répondais à mon interlocuteur vouloir « partir effectivement pour la capitale »,  je me demandais ce qui avait bien pu se passer, ces derniers temps, autour de ma très chère langue maternelle. Sans être un obsédé du rétrécissement lexical, je me pose d’ailleurs souvent la question. Et pas uniquement lorsque les médias et les politiques nous assènent et nous assomment avec le pathos de leur novlangue. Mais surtout lorsque j’entends parler mes semblables.

Du « passage en caisse » au « pas de souci » – raillé dans un sketch exceptionnel de drôlerie par l’excellente Blanche Gardin – on a fini par remplacer le simple Oui de notre enfance, qui marquait la classique adhésion, ou le simple bien sûr, par un il n’y a pas de problème. Là même, justement où il ne devrait finalement jamais y en avoir. On a donc du mal à comprendre quel séisme a bien pu secouer nos certitudes, pour que nous éprouvions le besoin de perdre jusqu’au sens premier de notre langage.

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La cabine à Paulo

Quand j’ai commencé le métier, Philippe Bouvard m’a appris qu’on partait pour une destination et qu’éventuellement on irait peut-être en ville, après y être arrivé. Qu’on pouvait dire la cabine Apollo. Mais exclusivement quand on parlait de conquête spatiale. Jamais quand c’était Paulo lui-même qui la pilotait. Qu’on n’allait pas au coiffeur, mais chez le merlan. Bref, qu’il y avait des règles à suivre. Une musique des mots à respecter. Car depuis la brouette, l’homme n’avait jamais rien inventé pour rien[tooltips content= »La nuit, le jour et toutes les autres nuits, Michel Audiard »][1][/tooltips]. Prenez « le point » par exemple. Il y a dix ans encore, c’était une ponctuation parfois finale, un grand magazine hebdomadaire, le milieu d’un segment en géométrie, évidemment la métaphore marine du calcul de sa position. Aujourd’hui, « le point » est devenu une sorte d’argument. Traduction littérale de l’expression anglaise «the point is» comprenez « ce que je dis est », mon point surgit donc désormais, non pas sur la gueules des mal–parlants, mais au hasard des démonstrations marketing ou pubeuses. Ou même, dans les dîners en ville. Il remplace donc désormais le trop classique « mon avis est ». Pour quelle raison ? On ne saurait vraiment l’expliquer. Un point c’est tout. On est d’accord, c’est juste épuisant disent les quadragénaires. Juste étant là aussi la traduction littérale de just. Le mot que les Anglais utilisent en général pour émettre  une plainte, dit le Harrap’s, une suggestion, ou une excuse. De sorte que la personne à qui vous parlez ne prendra pas ombrage de votre réflexion. Enfin, il faut espérer. Exemple, « je suis désolé de vous avoir frappé. Je ne le voulais pas. C’est juste que j’étais tellement en colère… » juste,  ne justifie ici finalement rien. Disons qu’il atténue un tantinet la claque décochée à la malheureuse victime par une excuse en essayant d’innocenter le boxeur. Si Audiard était encore vivant, il aurait pu dire par la voix de Lino Ventura « faut pas m’en vouloir de t’avoir foutu une tarte, mais t’étais vraiment trop con! » c’est plus direct et tellement plus musical aussi. Mais juste inacceptable de nos jours.

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Tortiller de la langue

Pourquoi donc tourner autour du pot? Ne pas utiliser la langue qui est à notre disposition si belle et si riche afin de dire clairement les choses? En fait c’est comme si nous n’avions plus désormais le droit d’utiliser certains mots, et d’énoncer clairement les faits et que, par conséquent, nous nous efforcions de contourner la vérité en distillant des euphémismes ou des néologismes. En clair, on tortille de la langue, pour parler droit. « Mais y’a pas seulement que de la pomme, y’a autre chose ? C’est quoi ? La mode m’sieur Fernand, la mode ! » Et le pseudo modernisme qui nous ronge bien sûr. Deux vices qui poussent ainsi certains marqueteurs à hisser haut des mots français en les anglicisant. Prenez efficient par exemple. Qui trône à la radio dans une récente pub automobile. Il est employé à l’anglaise en traduction d’efficiency ou efficient pour expliquer que la voiture en question, d’après le Larousse, « obtient de bons résultats avec le minimum de dépenses et d’efforts ». Ce qui n’est pas en fait la véritable signification de ce mot d’origine évidemment latine, employé en France depuis 1290. Camus s’en empare  dans L’homme révolté en 1951 et l’utilise dans le sens de « qui produit l’effet spécifique attendu ». Jankélévitch aussi parle d’un pouvoir efficient en 1957 « qui possède en soi la force nécessaire pour produire un effet réel ». Va comprendre. Que du bonheur ? Ah non ça c’est pas du Vladimir. Ça, c’est du Patrick Sébastien. « Pardon monsieur, vous ne seriez pas primo-accédant par hasard ? Non, je suis juste un sachant qui bosse en télé-travail en pavillon ».

Et « je reviens vers toi », c’est agaçant aussi cette expression qu’on entend désormais en lieu et place du sans doute trop vieux « je te rappelle ». Elle est l’exacte traduction  de I will get back to you. Elle n’a jamais existé en français. C’est vrai que « je vous tiens au courant » représente sans doute le comble de la ringardise. Mais franchement, pourquoi revenir vers moi plutôt que de me rappeler ? Et Pluto, ça ne serait pas aussi le chien de Mickey[tooltips content= »La cité de la peur, Adrien Berberian, Les Nuls »][2][/tooltips]? Il ne faut pas croire pour autant que les Anglais soient plus logiques avec leurs modes et leurs curiosités de langage. Ne dites jamais à Londres que vous avez un rendez-vous avec une personne (en français dans le texte) on va croire que vous comptez fleurette à une femme ou à un homme. Préférez meeting ou appointement. Ne prononcez jamais non plus négligé (encore en français dans le texte) lorsque vous voulez décrire la tenue débraillée d’une amie. On risque de comprendre que vous l’avez rencontrée au chaud du lit et qu’elle était donc « en robe de nuit de matière légère » dit le dictionnaire. Donc une « belle personne » comme on dit de nos jours? Pourquoi belle ? Vous voulez dire une grande âme. Dame oui! On met de la « belle personne » partout maintenant. Et pourquoi donc? On ne sait toujours pas. C’est juste à la mode. Résolument tendance. Vous voulez dire résolument ? Donc avec « une détermination qui manifeste de l’intrépidité et du courage »? Mais non, pas le résolument du Larousse. Non « j’veux dire » grave dans le coup. Mais on est où là alors ? Sans doute un peu paumés. Et peut-être même sur le fruit, comme on disait en Bourgogne en admirant l’acidulé du Volnay. La mure et la cerise. Mais désormais tous les goûts sont sur quelque chose. Et pour plus très longtemps encore dans la nature. Quand on déguste une mayo on est sur le citron. Une baguette au froment sur la noisette. Et comment ? Ben en mode trendy pardi. Le branché des années 2010. Ah cool, pas de souci, ça va bien le faire. Allez, et à très vite…

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Francois Tauriac est journaliste et éditeur

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