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Et maintenant, des militants décoloniaux veulent débaptiser l’espagnol…

Entretien avec l’hispanologue Nicolas Klein


Et maintenant, des militants décoloniaux veulent débaptiser l’espagnol…
Le Roi d'Espagne Felipe VI et son épouse Letizia, à l'ouverture du 9e congrès de la langue espagnole à Cadix, 27 mars 2023 © Shutterstock/SIPA

À l’occasion du dernier Congrès international de la Langue espagnole, qui a eu lieu à Cadix, des intervenants ont proposé de changer le nom de l’espagnol pour le rendre plus «inclusif». Un mouvement de fond? Les réponses de l’hispanologue Nicolas Klein.


Causeur. Au cours du dernier Congrès international de la Langue espagnole, des conférenciers ont proposé de débaptiser l’espagnol pour l’appeler hispanoamericano ou ñamericano. Leur but : débarrasser cette langue de sa dimension « coloniale ». Que pensez-vous globalement de cette proposition ?

Nicolas Klein. Il s’agit avant tout d’une opération de promotion personnelle pour l’écrivain et journaliste argentin Martín Caparrós, auteur d’un ouvrage précisément intitulé Ñamérica. Il peut ainsi en rappeler l’existence au grand public et aux médias, ce qui est toujours bon à prendre.
Je pense néanmoins que cette proposition s’inscrit dans un mouvement plus vaste visant à remettre en cause de façon globale la présence historique de l’Espagne en Amérique. Il ne s’agit pas nécessairement d’un courant majoritaire outre-Atlantique, mais il est porté par un certain nombre de personnalités du monde politique, culturel et intellectuel qui font leurs les idées de la classique « légende noire de l’Espagne », laquelle décrit l’ancienne puissance coloniale sous les traits les plus sombres.
Cette tendance déjà ancienne (la « légende noire » en elle-même remonte à quatre siècles environ et a pris racine en Amérique latine à la fin du siècle dernier) se combine aujourd’hui à l’idéologie décoloniale.

À quel point la mouvance décoloniale est-elle influente dans le monde hispanophone ? L’est-elle plus ou moins que celle qui s’impose en France ? Ou comparable ?

Comme je le disais, je ne la crois pas majoritaire. Les Latino-Américains ont, dans leur ensemble, bien d’autres préoccupations au quotidien, tout comme les Espagnols. Parmi ces derniers, même s’il existe des partisans de l’idéologie décoloniale, ils ne représentent pas l’essentiel de la population du pays et sont régulièrement pris à partie et contredits par nombre d’historiens, de responsables politiques et de simples citoyens passionnés par le passé de leur nation.
L’adhésion à ce courant suit globalement une division droite-gauche tout à fait classique : en règle générale, plus on va à gauche, plus on se reconnaît dans l’indigénisme et le rejet de l’ancien colonisateur, souvent plus fantasmé que réellement connu.

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Par ailleurs, il s’agit d’un mouvement que l’on retrouve presque exclusivement au sein de certaines élites, même si certaines d’entre elles peuvent parvenir au pouvoir. Je songe, par exemple, aux représentants de la « révolution bolivarienne » au Venezuela, aux néo-péronistes en Argentine, au Mouvement vers le Socialisme bolivien, etc.

N’y a-t-il pas quelque chose d’utopique, voire de révisionniste, à vouloir couper l’espagnol de ses racines historiques ?

En effet, il s’agit, au sens strict du terme, d’une entreprise révisionniste puisqu’elle se propose de réviser l’histoire et la culture de l’Amérique latine pour en offrir une nouvelle version. Selon ses promoteurs, ladite version serait ainsi épurée de ses éléments indésirables et nocifs pour apparaître plus juste et tolérable.

Depuis l’indépendance des pays qui la composent aujourd’hui, cette aire culturelle cherche à construire son identité, à la fois par le rejet de « l’autre Amérique » (anglo-saxonne, essentiellement représentée par les États-Unis) et l’assimilation de ses deux grands héritages (européen et précolombien). Vouloir se couper de ses racines espagnoles, c’est finalement entrer dans un processus autodestructeur, car l’Amérique latine ne peut se comprendre sans l’existence et l’action historique de l’Espagne !

L’Église vient de décréter que la « doctrine de la découverte » n’était pas catholique, surfant elle aussi depuis quelque temps sur la vague décoloniale. L’opinion publique espagnole est-elle polarisée à propos de la colonisation des Amériques ?

Elle est indéniablement polarisée à ce sujet, comme elle l’est sur presque toutes les thématiques. Comme je l’expliquais précédemment, le clivage gauche-droite fonctionne ici à plein régime et l’on retrouve la plupart des contempteurs de l’histoire coloniale espagnole parmi les militants, sympathisants et responsables de la gauche « radicale » d’Unidas Podemos et de ses alliés divers et variés. Les séparatistes basques et catalans font aussi partie de ce groupe, car ils trouvent dans ce récit un formidable moyen de critiquer une fois encore cette Espagne qu’ils parent de tous les défauts – oubliant au passage que de nombreux conquérants et administrateurs de l’Amérique coloniale étaient originaires de leur région…

Au contraire, la frange du spectre politique qui correspond au Parti populaire (droite classique) et à Vox (droite « radicale ») se positionne, que ce soit par conviction ou par réaction, dans la défense de l’héritage espagnol dans le monde. Cette fracture se retrouve au sein de la société elle-même. C’est qu’en réalité, l’Espagne elle aussi est en perpétuelle quête d’identité et revisite constamment son passé pour mieux y puiser des motifs de fierté ou, au contraire, de honte. Cette attitude n’est évidemment pas propre à ce pays, car on la retrouve à peu près partout dans le monde. Toutefois, en ce début de xxie siècle compliqué, les Espagnols ont du mal à aborder sereinement leur histoire, ce qui répond à des incertitudes plus globales concernant l’unité de leur nation et son avenir.

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Auteur et journaliste. Rédacteur en chef de Libre Média. Derniers livres parus: Un Québécois à Mexico (L'Harmattan, 2021) et La Face cachée du multiculturalisme (Éd. du Cerf, 2018).

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