Bien qu’annoncé par Emmanuel Macron le 2 octobre, le développement de l’apprentissage de l’arabe à l’école ne figure pas dans le projet de loi confortant les principes républicains. Écrivain et bilingue, le poète tunisien le regrette, car la langue arabe pourrait être, selon lui, un puissant antidote à l’islam des ignorants.
Par-delà la barbarie et la colère vindicative qu’elle provoque, par-delà le « patois des propagandes », nous autres, musulmans laïques – cela existe et résiste en terre arabe –, avons écouté et lu, attentivement, le discours sur le séparatisme prononcé le 2 octobre aux Mureaux par le président Macron. Nous nous en sommes réjouis d’autant que, depuis quelques décennies, la France nous avait semblé cesser d’être le solide contrefort sur lequel les gens de notre espèce s’appuyaient.
Depuis 1980, année de disgrâce s’il en fut, nous avons vu, à notre grand désarroi, la France de Mitterrand s’aligner sur l’Amérique de Carter et de Reagan, qui manipulait l’islamisme sunnite, borné et bagarreur, en vue de faire de l’Afghanistan le Vietnam de l’URSS. Dans ce pays malheureux où la religion fait l’intérim de la patrie, ces moudjahidines en furie ont été lancés moins contre l’assaillant que contre l’athée marxiste. C’est à eux que le premier volet de la série Rambo a été dédié. Chouchoutés, partout en Occident, ils seront comparés par Ronald Reagan aux « Pères fondateurs ». Leurs enfants détruiront le World Trade Center et traqueront les athées, les laïques et les blasphémateurs à Paris, à Nice, à Lyon, mais aussi à Alger, Tunis, Bagdad et Damas.
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Depuis l’affaire des « foulards de Creil », nous autres, citoyens du bassin occidental de la Mare Nostrum, nous nous sommes directement sentis concernés. Aussi, dès que Jacques Chirac a constitué la commission Stasi, j’ai participé à Marseille à un colloque organisé par le forum Femmes Méditerranée. Je m’y suis évertué à démontrer que cet accoutrement mésopotamien, vieux de plus de quatre mille ans avait été charrié par un monothéisme plagiaire[1]. Par une exégèse biaisée, les islamistes en ont fait un signe d’appartenance et de ralliement, une imposture.
La grande palabre française accoucha, en 2004, d’une petite loi sur l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école, ce qui n’empêcha guère les Frères musulmans de redoubler de prosélytisme en faveur du port du foulard. De jeunes Maghrébines, instruments de leur propre aliénation, manifestèrent en brandissant des banderoles libellées « Touche pas à ma pudeur » ou, à l’occasion d’un 14 février, « Vive la Saint-VOILENTIN ». Interviewée, une manifestante déclara : « Quand je fais ma prière, c’est comme quelqu’un qui prend sa dose. L’islam est mon shoot ! » Le bon vieux Marx ne croyait pas si bien dire.
La complicité d’une bonne partie de l’intelligentsia européenne leur est acquise. En Belgique, pays largement « salafisé », l’écrivain François Ost, dans une pièce intitulée Antigone voilée[2], confère à l’aliénation vestimentaire imposée aux musulmanes une déconcertante dignité mythologique. En avril 2016, à Sciences-Po Paris, pour contrer l’intention de Manuel Valls d’interdire le voile à l’université, les futurs politologues de France et de Navarre ont fêté le « World Hijab Day ». À la grande jubilation de l’UOIF.
Pour souligner l’ampleur de la crise islamique, le président Macron cite la Tunisie. Les visiteurs de ce pays labouré par l’Histoire s’étonnent, en effet, de voir le nombre croissant des voilées, parmi les filles dont les mères ont été affranchies par Bourguiba. Cette fausse obligation cultuelle ne nous vient pas directement du golfe wahhabite. Ce sont nos concitoyennes immigrées en France, en Belgique, en Allemagne, en Italie, qui, lors de leurs vacances au pays, ont propagé le virus.
Et puis, rappelons-nous : en décembre 2007, le président Sarkozy appelle, en prévision de son voyage en Arabie saoudite, à « l’avènement d’une laïcité positive ». En 2011, avec son acolyte David Cameron, il emploie les grands moyens pour éliminer Kadhafi et offrir Tripoli, en ruines, aux pires Frères musulmans. Rappelons-nous encore : toutes les « laïcités » occidentales se sont félicitées du sacre d’un « printemps islamique », dit arabe.
Pour endiguer l’islamisme radical, Emmanuel Macron préconise notamment le renforcement de l’enseignement de « la langue arabe à l’école ou dans un périscolaire » maîtrisé.
Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, défend cette « proposition républicaine et courageuse » dans le Journal du dimanche (4 octobre). Prévoyant les courroux de l’extrême droite, il ajoute : « Ceux qui dénoncent cette mesure feraient bien de réfléchir… ou alors ont-ils un surmoi raciste ». Dès que l’on évoque l’arabe, c’est devenu un réflexe pavlovien, la droite y voit un islamiste, le couteau entre les dents. Les dénigreurs ont cependant l’excuse de la méconnaissance. Ils ne savent même pas que l’arabe est l’une des six langues officielles de l’ONU, qu’il est antérieur à l’islam, que ses locuteurs ne sont pas tous musulmans, qu’il est porteur d’une immense bibliothèque scientifique et littéraire.
Malheureusement, les grandes voix de l’orientalisme français ne sont plus là pour lui rappeler que le français a emprunté à l’arabe un millier de mots, allant de A à Z, d’algèbre à zénith, sans en être « islamisé ». Nous savons gré à Emmanuel Macron de vouloir « que la France devienne ce pays où on puisse enseigner la pensée d’Averroès, d’Ibn Khaldoun ».
J’ai donné, ces dernières années, une série de conférences sur « L’hérésie et la transgression » dans la poésie arabe depuis la naissance de l’islam. Au xie siècle, les audaces iconoclastes du poète syrien al-Maarri n’avaient pas leurs pareilles dans l’Occident tout entier. Selon l’historien irlandais Peter Brown, au Moyen Âge, l’arabe était « la seule langue proche-orientale où l’on croyait que toute pensée humaine et tout sentiment humain de l’amour, de la guerre et des chasses du désert, aux plus hautes abstractions métaphysiques, pouvaient s’exprimer[3] ». Pour sa part, Alphonse X dit le Sage (1221-1284) notait : « À Séville j’ai exigé que soient enseignées les deux langues de culture de mon temps : l’arabe et le latin. »
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En France, l’enseignement de l’arabe a connu un essor considérable dès la création, en 1795, de l’École des langues orientales, qui ouvrit la voie à l’orientalisme français. Durant deux siècles, il était valorisé et valorisant. Et l’on reste ahuri de voir passer cette langue trahie, subrepticement, de la fascination à l’indifférence, puis de celle-ci à la répulsion. La soupçonner d’être le véhicule de l’islamisme est un contre-sens. Elle est actuellement l’otage de médersas à l’afghane, on la « voile » de force. Il est temps de la libérer et de la restituer à sa vocation éminemment littéraire.
*Agrégé d’arabe et titulaire d’une licence ès lettres modernes (Sorbonne), Abdelaziz Kacem a assumé de hautes responsabilités dans les secteurs de la culture et de la communication en Tunisie. Poète, critique littéraire, traducteur, essayiste, il est l’auteur d’une vingtaine de recueils de poésie et d’essais. En 1998, l’Académie française lui a décerné le prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises.
[1]. Conférence intitulée « Le voile est-il islamique ? ou le corps des femmes enjeu de pouvoir », publiée sous forme d’opuscule aux éditions Chèvre-feuille étoilée (Montpellier, 2004).
[2] Larcier, Bruxelles, 2004.
[3]. L’Essor du christianisme occidental : triomphe et diversité, 200-1000, Le Seuil, 1997.