Accueil Politique Pourquoi Lampedusa nous oblige

Pourquoi Lampedusa nous oblige


Pourquoi Lampedusa nous oblige
Migrants africains au large de Lampedusa. Sipa. Numéro de reportage : AP21884252_000001.
lampedusa migrants immigration
Migrants africains au large de Lampedusa. Sipa. Numéro de reportage : AP21884252_000001.

Je ne voulais pas écrire en réponse à l’article d’Olivier Prévôt « Combien de morts avant de fermer Lampedusa ? », avant d’avoir vu Fuocoammare, par-delà Lampedusa, le documentaire sur lequel il adosse sa démonstration. C’est chose faite. De mon point de vue, Fuocoammare, par-delà Lampedusa est un documentaire beau et fort. Je ne connais pas Olivier Prévôt, et n’ai aucune raison de penser qu’il ne soit pas honnête et respectable. Mais deux choses me posent problème dans sa démonstration.

La raison n’exclut pas l’émotion

Ce postulat, largement accepté et repris, quoi qu’on en dire, selon lequel l’émotion, le « cœur » pour faire court, serait par essence contraire et incompatible avec l’intelligence, la « raison ». Il n’y aurait de véritable intelligence qu’en dehors de toute émotion, c’est ce que nous dit cette tribune, en citant Florian Philippot, lequel s’obstinerait (sur la question des migrants en Méditerranée) à « opposer la raison à l’émotion », et donc « à vouloir continuer à réfléchir »… Ressentir la moindre émotion humaine, voire de l’empathie, serait donc renoncer à réfléchir. Seule la raison désincarnée, froide, prétendument logique, serait en mesure de comprendre le monde et d’y répondre utilement. Le reste serait naïveté, émotion vulgaire, manipulation des esprits, bien-pensance, conformisme émotionnel, lâcheté intellectuelle, etc.

Il se trouve que je crois que cela est faux, archi-faux, entièrement faux. Il y a une intelligence de l’émotion, et ceux qui n’en n’ont pas, ou n’en n’ont plus, sont rarement véritablement et complètement intelligents. Il y a même une intelligence du cœur, mêlée à la fois d’émotion et de conscience, notamment celle du bien et du mal. L’empathie, par exemple, est une émotion universelle, née de la conscience qu’il n’y a sur terre qu’une seule espèce humaine, solidaire de tout ce qui lui advient. Perdre ce sentiment d’empathie, ou le refuser, n’est jamais un bon signe pour une partie de cette espèce humaine. Cela la rend beaucoup moins intelligente, et beaucoup plus vulnérable qu’elle ne le pense. Je parle là d’expérience vécue, pour avoir régulièrement arpenté les terrains d’urgence et de souffrance « humanitaires » (pardonnez-moi ce gros mot vulgaire et déraisonnable), du Rwanda ou de la Bosnie en 1994- 1995 jusqu’à récemment Calais en France ou Idomeni en Grèce, auprès, justement, des migrants… Et je n’ai jamais été, et le suis de moins en moins, « naïf ». On peut garder, et cultiver même, une empathie lucide, être touché par la détresse et les souffrances des « autres » et continuer à réfléchir.

Appel d’air, appel d’air…

L’argument selon lequel il faudrait fermer le centre d’accueil des migrants de Lampedusa, car celui-ci, par sa seule existence, inciterait les migrants à prendre la mer, me paraît absurde. C’est ignorer l’état de désespoir et de nécessité dans lequel se trouvent une grand partie des migrants et réfugiés. Que ce soient ceux qui s’embarquent de jour comme de nuit sur de pauvres embarcations surchargées, de Libye, ou bien d’Egypte, de Turquie. Quand des gens avec des nouveau-nés, des femmes enceintes, sont prêts à prendre ce simple risque, c’est qu’ils n’ont plus rien à perdre. Et ce n’est pas l’absence ou la disparition d’un quelconque « appel d’air » européen qui changera leur situation. Ensuite, si l’on ferme le centre de Lampedusa et ses semblables en Europe, il faut aussi arrêter toutes les opérations de sauvetage en mer des hommes, femmes et enfants naufragés. Les secourir, selon le raisonnement de « l’appel d’air », les encouragerait à prendre le risque de s’embarquer. Donc, plus de marines européennes et de bateaux d’ONG sauvant les naufragés. Parce que le centre de Lampedusa et le sauvetage en mer des migrants sont indissociables. Sans le centre d’accueil, pas de sauvetage, car on ne peut pas simplement pénétrer les eaux territoriales libyennes sans autorisation et y re-déverser ceux qu’on aurait sauvés, qui d’ailleurs viennent de pays divers.
Mais il faut poursuivre la cohérence du raisonnement. Arrêtons toute aide humanitaire en Afrique, au Moyen-Orient, en Ase. Aider ceux qui souffrent ou qui n’ont plus rien, n’est-ce pas leur laisser croire qu’on aurait peut-être assez de générosité pour les sauver ailleurs, en mer par exemple, ou même les accueillir ? Abandonnons les millions de damnés de la terre, tant pis pour eux, ils n’ont pas de chance mais c’est comme ça. Pas de sentiment, Il s’agit d’être intelligent. Fermons également toutes les grandes agences humanitaires, de santé ou de développement, de l’ONU : fini le PAM, l’UNICEF, l’OCHA, le HCR, l’OMS, la FAO, etc. Ces usines à gaz ne servent qu’à faire naître et entretenir un espoir illusoire, un appel d’air d’humanité, chez les déshérités, et coûtent de surcroît très cher.

Je peux entendre que l’on parle « d’appel d’air », s’agissant du discours, au début, de madame Merkel, laquelle avait expressément invité les migrants à venir en Allemagne… jusqu’à la première claque électorale, après laquelle elle se dépêcha d’opérer un virage à 180 degrés, fermant brusquement les portes qu’elle avait grand-ouvertes, et négociant fissa et sans honte, en tête-à tête avec monsieur Erdogan, un accord de « retenue » des migrants en Turquie, accord endossé ensuite Par l’Europe, et sur lequel j’ai eu l’occasion de donner mon sentiment. Mais personne, au gouvernement italien, n’a appelé les migrants à prendre la mer jusqu’à Lampedusa, bien au contraire.
Ne rendons pas, par ailleurs, plus d’hommage à la raison froide et à l’intelligence désincarnée que celles-ci n’en méritent. Elles sont beaucoup plus proches de la folie qu’elles en ont l’air. La logique livrée à elle-même est souvent l’un des symptômes du délire. Etre humain, c’est à la fois ressentir et réfléchir ; en même temps… Il n’y a pas de lucidité sans conscience, et il n’y a pas de conscience sans sentiment. Sinon, nous ne serons plus que des monstres.



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Montebourg veut faire mordre la poussière à Hollande
Article suivant Burkini, Trump, Gaulois: le journal d’Alain Finkielkraut
est écrivain.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération