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L’amour monstre : Amélie Nothomb, le Livre des soeurs

Raconter de jolies histoires pour ensuite en poignarder la poésie.


L’amour monstre : Amélie Nothomb, le Livre des soeurs
Amelie Nothomb, en conference et dedicace a l'occasion de son nouveau livre "Le Livre des soeurs" , à Douai, le 28/09/2022 / PHOTO: FRANCOIS GREUEZ/SIPA / 01089491_000001

31ème opus de la plus célèbre romancière belge et l’un des meilleurs. On dira ce que l’on voudra, Amélie Nothomb continue de faire du bien à la littérature française.


«  Florent fut le premier événement de la vie de Nora. Elle sut qu’il n’y aurait ni autre amour, ni autre événement. Il ne lui arrivait jamais rien ».

La première fois qu’on lit ces phrases, les deux premières du dernier Nothomb, on trouve ça exaltant. L’amour, la seule chose bonne à vivre en ce monde. L’amour, ce qui transcende notre être. L’amour, ce qui nous arrache au néant et à l’ennui. Mais quand on les relit à la fin, on comprend ce qu’il y avait d’empoisonné, de décevant et de médiocre. L’amour peut être aussi vécu sur le mode de l’égoïsme, du remplissage et de la déficience. C’est ce que ce Livre des sœurs, roman hautement scandaleux et l’un des plus achevés de son auteur, va prouver.

Nora et Florent s’aiment donc comme des fous. Leur entourage trouve ça suspect. On pense, non sans ressentiment ni aigreur, qu’une fois les trois mois de convulsions passés, « ça se calmera ». Mais ni le mariage ni la venue du premier enfant, Tristane, ne change rien à leur passion. Il est vrai que Nora ne sait pas comment aimer sa fille mais comme son mari semble dans les mêmes dispositions, elle ne s’en inquiète pas. « Un homme aussi fabuleux ne pouvait pas se tromper ». Première pique contre un certain mode amoureux, féminin s’il en est. Si l’enfant de l’amour ne l’est pas, c’est que cet amour est infantile.

Bien entendu, la gamine est une âme supérieure. Tout de suite, on se retrouve dans sa tête – un exercice dans lequel la Nothomb excelle. Négligée par ses parents, la petite fille se réfugie dans le songe, le conte, le récit, c’est-à-dire le langage. Au jeu des mots, elle excelle – et surtout aux plus obscurs qui sont là quand quelque chose dépasse l’entendement.

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« Si elle entendait un terme fabuleux comme “tabouret“ où “escarpolette“, l’excitation s’emparait d’elle. “Il me le faut celui-là !“ L’acquisition supposait d’oser prononcer le mot inconnu à l’intérieur de sa bouche. Cela nécessitait une audace folle car certains vocables déclenchaient des effets magiques imprévisibles. Ainsi, la première fois où Tristane prit le risque d’articuler intérieurement le nom “coccinelle“, elle frissonna de plaisir ; et quand elle alla jusqu’à s’approprier le mot “arrosoir“, la volupté, la terrassa ».

Un jour, elle se rend compte qu’elle sait lire – et sent tout de suite qu’il ne faut pas s’en vanter auprès des parents qui n’ont pas l’air trop littéraire. Pour ne pas les vexer, elle fait semblant de faire semblant de lire. Sa vie intérieure, c’est-à-dire clandestine, se développe. Elle apprend à se féliciter toute seule. Devient auto-suffisante. Et un jour, dans un accès cratylien, écrit son premier mot : « pomme » – un mot qui ressemble à sa chose et qu’elle pourrait croquer. Le fruit défendu, ç’a toujours été le verbe.  

À la compagnie de ses transis amoureux de parents qui n’ont rien à faire avec elle, elle préfère la découverte du monde. Ce qui nous vaut une des plus extraordinaires définitions de l’intelligence :

« – Et si tu allais dessiner avec Marie-Laure et Thierry ? [demande la maîtresse à Tristane]

Pourquoi ?

Sachant à qui elle avait affaire, la maîtresse eut la réponse préférée de l’intelligence :

Pour voir ».

Marginalisée dans sa famille, elle se prend de passion pour les autres et notamment des êtres compliqués – comme sa tante Bobette, « cassos » au cœur d’or, auprès de qui « on existait plus fort ». Celle-ci a quatre marmots et traite de « facho » quiconque demande de qui ils sont. Avec des mots qu’ils peuvent comprendre, en fait ceux de leur mère (« ravioli », « bière », « télévision »), Tristane apprend à lire aux enfançons, prenant la petite dernière, Cosette, sous son aile.

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L’enfant qui fait du bien au monde à la manière d’une petite Lady Fauntleroy et compense « la nuisance des maternelles » par sa bonté et sa bravoure une des topiques de la littérature enfantine et nothombienne. Évidemment, elle se fait un jour remettre à sa place : « Tu as fini ton numéro de petit génie ? »

Arrive sa petite sœur, Laetitia – dont le chœur social pense que cette fois-ci, c’est bon, elle va chambarder le couple. On ne gagne pas « au loto deux fois de suite ». Il n’en est rien. Les parents confient la petite sœur à la grande. Moment sacré que celle-ci compare à un alignement de planètes. L’amour entre les sœurs sera total, astral, « phénomène d’autant plus puissant que non répertorié ».

Tout à leur passion autiste, les deux parents se font de plus en plus distants, bientôt blessants et en toute innocence – comme ce jour où Tristane entend sa mère déclarer qu’elle trouve sa fille « terne », mot d’autant plus mortifiant qu’il n’est pas corrigé par le père.  « Elle eut beau tendre l’oreille, elle n’entendit rien d’autre que le bruit des baisers et des caresses dont ses parents étaient prodigues avant de s’endormir ». L’amour fou qui donne mal au cœur. Où a-t-on déjà lu ça ? On savait qu’Amélie Nothomb aimait « raconter de jolies histoires pour ensuite en poignarder la poésie », là, elle se surpasse.

Pour autant, quelque chose a changé. Au début, les conflits étaient transparents, saignants, assassins quoiqu’« hygiéniques » – au fond, assez irréels. On était dans le conte de fée revisité (Barbe Bleue, Riquet à la houppe), la corrida fantasmatique (Attentat), le fight club idéal (Cosmétique de l’ennemi), la rivalité modèle (Antéchrista), le conflit presque trop parabolique (Tuer le père, Le crime du comte Neville). Depuis Les Prénoms épicènes, on est dans la famille dysfonctionnelle. On est passé de Perrault à Strindberg sinon de Mylène Farmer à Ingmar Bergman. La « méchante » est désormais, et systématiquement, la mère ratée, toxique, jalouse. Comme il se doit dans un roman d’Amélie Nothomb, il y a toujours des morts improbables, des personnages fantasques, des bizarreries dramatiques, mais tout est devenu plus subtil, pervers, réel. Car on a tous connu l’acide sulfurique qui circule en famille, les non-dits qui mortifient pour la vie ou la petite sentence pour ton bien – l’infinitésimal dévastateur. Et c’est pour cela que l’on continue à lire toujours aussi passionnément Amélie Nothomb.  « Si les mots ont le pouvoir qu’on leur donne », les siens n’en finissent jamais de nous en donner. Et là, tel le fan transi, j’ai envie de dire merci.

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Pierre Cormary est blogueur (Soleil et croix), éditorialiste et auteur d'un premier livre, Aurora Cornu (éditions Unicité 2022).

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