De tous les facteurs d’enlaidissement de l’espace sensible, la profusion signalétique est un des plus agissants. Faut-il y voir encore une manifestation du terrible « remplacisme global », le remplacement de tout par son signe, son nom, son double, sa contre-façon?
Tant qu’il s’agit de la laideur, on me laisse le choix du sujet. Je n’en ai que l’embarras. Ce pourrait être la laideur de la langue, bien sûr, mais je me suis déjà beaucoup exprimé là-dessus ; la laideur du vêtement, qui fait que les sites, les villes et les monuments les plus beaux de la Terre sont tout de même affreux puisqu’il s’y presse des foules venues comme elles étaient, l’idée de s’habiller en fonction des circonstances, des heures et des lieux, ayant tout à fait disparu ; la laideur des manuels scolaires, et de la plupart des livres pour enfants, et d’ailleurs de tout ce qui est pour les enfants, à commencer par les jouets, comme si les éditeurs et les industriels se sentaient un devoir moral de préparer les futurs pensionnaires du Bidon-Monde à l’horreur qui les attend ; la laideur des éoliennes, mais j’en ai déjà parlé ici même ; la laideur de la Grande Pelade, cette manie de l’arrachement des enduits, sans doute un des éléments qui, avec les éoliennes et l’artificialisation, a le plus dévasté le paysage depuis un demi-siècle, tout en rendant inintelligibles l’architecture et la syntaxe des façades. Mais je choisis pour cette fois le signe. Il a pourtant un joli nom, bien des mérites et des vertus. Néanmoins je suis un partisan passionné de la désignalisation générale, car nous sommes les victimes, aussi, d’une submersion sémiotique éhontée.
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Ce n’est bien sûr pas tout à fait surprenant dans le monde du remplacisme global davocratique, qui a le remplacement pour geste inaugural et la substitution pour principe. Le signe est le remplacement par excellence, puisque par définition il n’est pas la chose mais son emblème, son ersatz, son tenant-lieu. La publicité, qui est à la fois la langue nationale, la poésie épique, la pornographie et le catéchisme de la gestion du parc humain par Davos, ne se contente pas de prescrire ce que doit être le monde, elle le remplace comme elle l’entend, et à présent très littéralement, puisqu’à la moindre occasion elle le recouvre, en s’attaquant de préférence bien sûr à ses monuments les plus augustes : ainsi les palais de Gabriel, place de la Concorde, à Paris, qu’aucun Parisien ni provincial ne se souvient plus avoir jamais vus autrement que sous des bâches à la gloire de montres de luxe, d’assurances ou de parfums ; de même que la Madeleine et maintenant l’Opéra, où une personne de forte corpulence et de complexion adèle, remplaçant les fluettes étoiles de jadis, est offerte en exemple, au nom de Nike, et dans une langue qui n’est pas la nôtre, de ce que c’est que de posséder le sol, Own the floor. Je ne sais si les temples de religions plus soupe au lait ou moins dans les choux pourraient être soumis à traitement de ce genre, mais les églises y sont couramment assujetties, et les châteaux, et les palais même de justice, et jusqu’aux sièges des pouvoirs officiels, comme si les vrais pouvoirs n’avaient plus à se cacher de les offusquer.
Ce n’est pas seulement la publicité qui se substitue au monde réel, c’est aussi la pédagogie, avec plus de désintéressement affiché. La pédagogie a déjà l’école à son tableau de chasse, elle est en passe d’y ajouter la démocratie en prêtant son nom à l’endoctrinement perpétuel et en tenant parmi nous la place qui revenait en Union soviétique à l’internement psychiatrique, puisque toute divergence des maîtres avec leur peuple se traite désormais à travers elle, le confirmant dans son statut d’enfant et participant de la sorte à l’infantilisation générale, revers et terreau de l’hyperviolence. Et je ne sais si la pédagogie détruit le monde, mais elle le remplace, ce qui est chaque jour un peu moins loin d’être la même chose. Tout est remplacé par son signe, son explication, son commentaire, le discours didactique sur sa réalité. Même les Monuments historiques – je veux dire ici l’institution – sont apparemment incapables de laisser longtemps les bâtiments dont ils ont la charge sans de gigantesques panneaux qui peuvent rester en place des années durant et qui apprennent tout sur la part de l’État, de la région, du département et de la commune dans le financement de travaux qui souvent paraissent n’avoir aucune existence réelle, mais dont sont mentionnés sans en omettre pas un [1] tous les entrepreneurs et artisans censés y prendre part. Quelquefois les panonceaux sont d’un intérêt plus grand, et leur teneur plus historique, ou artistique : mais toujours ils oblitèrent ce qu’ils expliquent ou décrivent.
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Il faudrait contraindre les maires, les administrateurs, les responsables d’édifices ou de sites précieux à photographier ou seulement à regarder dans le viseur d’un appareil photographique les lieux dont ils ont la charge, avant de prendre la moindre décision les concernant. Peut-être verraient-ils dans un objectif ce que d’évidence ils ne voient pas dans la réalité ; et combien le bavardage visuel, la profusion des signes, les affiches, les plaques, un simple placard dans une porte (ah, cette manie des feuillets punaisés sur les portes !) suffisent à détruire le silence d’architectures remarquables, qu’elles soient de l’art ou de la nature ; à les empêcher d’être. Laissez un peu les choses tranquilles, pour l’amour du Ciel ! Dé-pédagogisez ! Dé-publicisez ! Dé-signalisez ! Cessez de remplacer le texte par son commentaire, la grâce par son explication, l’objet par son nom, le produit par sa marque, la poésie par son mode d’emploi.
Il faudrait un droit des édifices à la dignité pour les protéger des banderoles, des réclames, des panneaux de signalisation, des lampadaires et des oblitérations de fenêtres. Ici le remplacisme et la technologie peuvent servir à lutter contre eux-mêmes, peut-être. Puisque tout ce qu’il faut savoir de tout est dans les smartphones, désormais, puisque chacun a dans sa poche des dictionnaires et des cartes, puisqu’il n’est plus une voiture sans son GPS, ne pourrait-on rendre un peu le monde à lui-même, enlever les panonceaux, libérer les villes de leurs flèches et les choses de leurs signes ?
[1] Ceci n’est pas une faute, contrairement à ce que j’ai cru. La réponse de Renaud Camus à mon objection : Sans en omettre pas un est un archaïsme précieux et une semi-plaisanterie, j’en conviens. « On pouvait dire autrefois sans pas un. Cette tournure a disparu bien que l’expression sans aucun soit bien vivante » (Dupré).