Je me souviens de la première fois que j’ai eu ce goût de cendres dans la bouche, reconnaissable entre tous, qui est celui de la défaite politique en rase campagne. C’était le 24 avril 1984, à Rouen et j’avais 19 ans. Il devait y en avoir d’autres, beaucoup d’autres par la suite mais c’est une autre histoire.
Je m’en souviens parfaitement parce que c’était la veille des écrits pour l’ENS. J’ai participé enfin d’après-midi à la dernière manif, bien clairsemée, du camp favorable à un grand service unifié et laïque pour l’Education. Le projet d’Alain Savary, le ministre de l’époque, avait mis des centaines de milliers de partisans de l’école privée et de l’enseignement catholique dans la rue et provoqué des polémiques pendant des mois, dans une de ces guerres civiles mimées qui sont une spécialité française depuis l’affaire Dreyfus. C’était un baroud d’honneur pour nous, évidemment, puisque le gouvernement Mauroy, déjà capitulard sur le plan économique, lâchait Savary, compagnon de la Libération, de manière de plus en plus visible et que nous achèverions d’être balayés par la manif catho géante du 24 juin, qui fut un nouveau 30 mai 68 pour la droite.
Ce jour-là, et je me souviens encore de notre slogan, « La seule école libre, c’est l’école de la République », la laïcité avait perdu une bataille dont elle ne s’est toujours pas remise.
C’est pour cela que le vieux laïcard que je suis vois avec une certaine circonspection, et c’est un euphémisme, la laïcité résumée aujourd’hui à un combat contre l’islamisme, quand ce n’est pas contre l’islam. Il y a un péché originel, si je puis dire, de la droite à une partie non négligeable de la gauche. C’est d’avoir :
– soit déjà soutenu cette fois-là une revendication antilaïque, communautariste (même si on n’employait pas encore ce mot à l’époque),
– soit d’y avoir cédé au nom de la paix civile, prétexte des plus fallacieux pour des gens qui n’ont pas peur pour cette même paix civile quand il s’agit de faire passer la loi El Khomri par exemple, malgré une résistance tout aussi impressionnante de l’ensemble de la société ou presque.
Et l’instrumentalisation étroite et intéressée de la laïcité qui voit aujourd’hui une Marion Maréchal-Le Pen ou un Robert Ménard pour ne citer que les cas les plus extrêmes s’en faire sans vergogne les défenseurs le matin alors que le soir, ils n’ont que les racines chrétiennes de la France à la bouche, cette instrumentalisation, donc, pourrait bien achever de la discréditer définitivement, en donnant le sentiment que la laïcité serait dans une géométrie variable qui pour le coup n’aurait plus rien de républicain.
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