Quelles sont les conditions de la tolérance ? Le terme même de tolérance dit la contrariété. Tolérer est un effort. Or il n’existe pas d’effort sans point de rupture. « Il ne faut pas pousser mémé dans les orties », en somme.
Un je-m’en-foutisme devenu impossible
Il me semble que la discrétion, le souci de signifier à l’autre qu’on le ménage, alors que l’on se doute bien que nos petites manies l’irritent, est une condition essentielle de la concorde civile. La discrétion est l’expression d’une politesse élémentaire, par laquelle nous assistons nos frères humains dans la tâche ardue de supporter notre présence sur Terre. C’est une contrainte tacite, l’élément sourd d’une mentalité française plutôt casanière, qui veut bien que le voisin fasse comme il lui chante, pourvu qu’il ne la ramène pas trop, qu’il nous prenne en compte, qu’il fasse preuve d’un minimum de circonspection.
Ainsi est rendue possible la tolérance ordinaire. Pas la tolérance idéale, infinie, grandiose, qui flotte depuis la naissance du monde dans le jus des grandes idées, non, mais la tolérance quotidienne, triviale, machinale, qui fait le liant des sociétés flegmatiques comme la nôtre. Il faut de nos jours se préoccuper de tous ceux qui tolèrent presque sans le savoir, à la manière d’un Monsieur Jourdain, et qui soudain ne parviennent plus à faire comme si de rien n’était, à poursuivre leur chemin occupés par leur vie. C’est cette tolérance un peu je-m’en-foutiste qui s’enraye à la vue des niqabs, burkinis et autres parades identitaires agressives.
Si l’on y réfléchit bien, la notion de discrétion est à la racine même du principe de laïcité. On l’a seulement grimée en « neutralité » dans la lettre de la loi de 1905. Mais en 2016, l’ambiance n’est plus aux petites pincettes, c’est un fait. L’ostentation est reine, et les âmes les plus paisibles, heurtées, commencent à s’emporter. La situation se tend, quoi qu’en disent les escadrons d’autruches qui peuplent nos médias. Dans le pays, la réflexion est de toute façon plus avancée : Comment retrouver le poli des temps anciens ?
Pour renouer avec la douceur, il en faudrait des cataplasmes ! Mais avant tout, il faudrait sortir de l’orgueil de l’époque. Orgueil qui veut que chacun, sans exception, mette en avant ce qu’il est, ou croit être, et s’invente une définition de soi toujours plus travaillée et rigide, toujours plus logique et mythologique à la fois, toujours plus insistante. Il faudrait que décroisse la passion générale de se distinguer. Sortir de la complaisance du selfie compulsif autant que de l’hubris des identités de groupes.
Des communautés vindicatives
Il existe un lien fort, une parenté, une culture commune, entre les efforts journaliers du moindre luron pour se faire remarquer, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, et la constitution de communautés vindicatives qui se retranchent du commun des mortels sur l’air d’on ne mélange pas les torchons avec les serviettes. La modestie, le tact, l’humilité individuelle ne sont plus en vogue. En écho, des solidarités qui furent tranquilles prennent de nos jours de vilaines allures hystériques.
Tandis que de tous horizons les gens de bien, qui marchent souvent seuls, poursuivent avec curiosité leur aventure paisible sur Terre, ils sont pléthore ceux qui, narcissiques non refoulés, débauchent leurs semblables et se liguent contre tous les autres dans une entreprise d’affirmation communautaire inamicale. Ils peuvent ainsi faire les paons en réunion, et honte, au passage, à nombre de leurs coreligionnaires. Les voilà qui font la nique à tout l’univers depuis leur pré carré, ces nouveaux fiers. Ils dressent le petit poing de leur ego en l’air, militants d’eux-mêmes et de ceux qui leur ressemblent. Ils transforment ainsi la voie publique en scène non négociable de leur splendeur.
On peut les reconnaître à leurs airs bravaches, leurs costumes singuliers et, à l’oreille, à toute une panoplie d’idées arrêtées et pugnaces. Ils disent souvent s’émanciper d’une oppression invisible tandis qu’ils mènent une guerre de libération de leur amour-propre. La vanité, voici l’ennemi contre lequel nous devrions partir en guerre.
Le simple engouement grotesque, furieux et totalitaire, que ces bouffons et ces bouffonnes vouent à leur personne et à leur credo, leurs crâneries persistantes, toutes ces outrances empêchent de s’exprimer placidement la fraternité conviviale d’un peuple tout entier. Leurs exubérances les exilent des sourires gratuits d’un savoir-vivre conciliant, mais ils s’en moquent. Ils stigmatisent contre leur gré les hommes et femmes paisibles qui ont le malheur d’avoir quelques points communs avec eux. Leur tintamarre pollue toutes les conversations, assourdit les voix mélodieuses, couvre les rires en commun.
Cela s’inflige à la Terre entière, cela geint autant que cela dénonce, tout le temps ! Tout le temps du bruit ! De la fureur et du bruit ! Puis du sang et des larmes.
Nous n’avons plus affaire à des compatriotes plus ou moins bougons mais à des orchestres folkloriques de vuvuzelas humaines, qui brament dans les aigus leur fierté extatique d’être ce qu’ils sont et la méchanceté de ceux des spectateurs qui n’applaudissent pas. Le pire étant sans doute les relais encourageants, inattendus, qu’ils reçoivent d’idiots contents qu’il se passe enfin quelque chose au centre du village.
En face, la coupe est pleine, mais dégagés de tout standard d’élégance ou de réserve, en un mot de civilité, ces effervescents ne saisissent pas les signes qu’on leur envoie. Comment leur dire que leur manque de savoir-vivre est à la fois pénible, grossier et ridicule ?
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