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Laïcité, chef-d’oeuvre en péril ?

Le principe de laïcité est abhorré par les chantres de la société inclusive.


Laïcité, chef-d’oeuvre en péril ?
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Aujourd’hui on fête l’anniversaire de la Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat. Wilfried Kloepfer, avocat au barreau de Toulouse, Docteur en droit, fait un état des lieux de la laïcité en France à notre époque.


Déjà reconnu par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le principe de laïcité est consacré par l’article 1er de la Constitution. Il trouve ses premières expressions législatives en 1882 et 1886 sur l’enseignement primaire, et passe à la postérité avec la Loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. L’enquête d’opinion sur « L’état des lieux de la laïcité en France » (réalisée en 2020 par Viavoice sous l’égide de l’Observatoire de la laïcité, remplacé en 2021 par le Comité interministériel de la laïcité en raison de ses positions trop laxistes) montre que la laïcité constitue pour les Français un principe républicain essentiel (70% des Français) qui fait partie de l’identité de la France (78%). Invoquée à des fins contradictoires, ou mitraillée par ses détracteurs, les conservateurs voient en elle le spectre révolutionnaire anti-religieux, le New York Times et la gauche radicale fustigent une idéologie de discrimination des minorités. Le principe signe une singularité française. De quoi est-il le nom ? Quelle est aujourd’hui sa fortune ? Nous proposons de répondre à ces questions en trois temps.

La laïcité, icône sacrée de l’identité républicaine

Dans les profondeurs de notre civilisation, nous trouvons le principe de laïcité. Luc Ferry rappelle que « la mythologie grecque est le modèle d’une spiritualité laïque ». Dans son dialogue avec le Cardinal, le philosophe démontre que « la place unique accordée à l’intériorité, a permis le passage à la laïcité ; le christianisme pouvant passer de l’espace public à l’espace privé sans obstacle absolu, de sorte que pour nous, Européens de tradition chrétienne, la question de la laïcité est aujourd’hui très largement réglée » (Le Cardinal et le philosophe, Plon, 2014). Le christianisme « religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985), contient les ferments d’une pensée laïque, portant en germe la sécularisation. Les Evangiles exhortent en effet à « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Kantorowicz établit que la dualité de la figure royale a pour point de départ le modèle des deux natures du Christ (Les deux corps du roi, Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Gallimard, Folio, 1985), ce qui a ouvert l’horizon d’une « laïcité gallicane ». Le principe de laïcité s’est donc affirmé, soit au gré d’une lente évolution, aspect d’une continuité entre l’Ancien Régime et la Révolution, soit au prix de violentes ruptures.

Voulant s’affranchir du cléricalisme, la IIIème République n’a pas manqué d’exploiter le filon de la laïcité en forgeant un modèle français. Ce parangon républicain a aboli le régime concordataire institué en 1801. La loi de 1905 instaure un régime de neutralité aux termes duquel « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte… » (art. 2). L’article 1er de la loi de 1905 garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public. Libre exercice qui, à n’en pas douter, offre la possibilité de manifester sa foi à l’extérieur des lieux de rassemblement des fidèles (voir en ce sens Patrick Weil, De la laïcité en France, Grasset 2021). C’est dans cette brèche que s’engouffrent l’islamisme politique. Cette entreprise d’occupation de l’espace public, légitimée par une conception dite inclusive de la laïcité, s’oppose à une vision prétendument islamophobe. La laïcité est donc le siège d’une controverse herméneutique. Le sociologue Jean Baubérot estime qu’il n’y a pas de modèle français de laïcité, mais une offre de significations concurrentes dont il opère le classement en idéaux-types (Les 7 laïcités françaises, MSH, 2015). A côté des laïcités historiques, l’auteur distingue notamment, dans les « laïcités nouvelles », la « laïcité ouverte » qui réclame la prise en compte des croyances, et la « laïcité identitaire » qui présenterait une version anti-immigrés. Mais une constante demeure : le régime de laïcité en vigueur, tel qu’institué par la loi de 1905, consiste moins en la neutralité religieuse de l’Etat qu’à une neutralisation des religions (Philippe Raynaud, La laïcité. Histoire d’une singularité française, Gallimard, 2019).

Cette loi instaure un double régime : la laïcité-abstention qui requiert la neutralité des pouvoirs publics, et celui de laïcité-interdiction qui prohibe tel comportement. Mais, prétendre que la loi serait compatible avec une conception inclusive qui appellerait une intervention publique pour apporter une aide à l’exercice d’un culte légitime le soutien octroyé à la construction de lieux de culte, l’aide financière allouée par les collectivités pour l’aménagement d’un abattoir rituel (voir le rapport Machelon 2005, CE Ass., 19 juillet 2011). Elle « franchit le mur de la séparation » (Vincent Valentin, Laïcité et neutralité, AJDA 2017), et se situe dans la sphère des « accommodements (dé)raisonnables » en proie à l’électoralisme. La question des menus confessionnels dans les cantines scolaires, service public non obligatoire, est traitée à la faveur des menus de substitution (CE 11 déc. 2020).

En dehors des exceptions énumérées à l’article 28 de la loi de 1905, la laïcité-interdiction trouve un terrain d’élection en matière immobilière. L’implantation d’une statue mariale sur un terrain communal est illégale (CE 11 mars 2022). La cour administrative d’appel de Nantes (16 septembre 2022) a enjoint à la commune des Sables-d’Olonne de retirer la statue érigée en 2018 de l’archange Saint-Michel du domaine public communal car elle fait partie de « l’iconographie chrétienne », et que l’utilisation de la place, en parvis de l’église éponyme, sur laquelle elle est implantée, ne permet pas de la qualifier de « dépendance de l’édifice de culte » qui, lui, échappe au régime de l’interdiction. La commune vendéenne s’est pourvue en cassation. S’agissant de l’installation d’une crèche de Noël, le Conseil d’Etat, maniant l’art de la nuance décide que « Eu égard à (la) pluralité de significations, l’installation d’une crèche de Noël, à titre temporaire, à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, n’est légalement possible que lorsqu’elle présente un caractère culturel, artistique ou festif […] » (CE 9 novembre 2016). Tout dépend donc du contexte et du lieu, dans un environnement favorable au culturalisme et au différentialisme.

La laïcité, symbole rejeté par le différentialisme

La mise en œuvre de la conception française vise à libérer la société de la contrainte religieuse. Ph. Raynaud relève que « la question nouvelle que pose l’islam n’est pas de savoir si l’Etat laïque peut reconnaître aux musulmans les droits qui sont ceux de tous les citoyens français, ce que, dans le cadre républicain, personne ne peut mettre en doute, mais si l’islam peut trouver sa place en ayant un statut différent des autres religions » (op. cit.). La difficulté résiderait dans le fait que l’islam n’est pas organisé en « Eglises », qu’il repose sur une loi qui régit tous les aspects de la vie humaine, et que sa foi est déposée dans un Livre composé de révélations faites par Dieu au Prophète, par l’intermédiaire de l’archange Gabriel, ce qui rend problématique le travail d’interprétation. La tentation serait donc forte d’organiser un Islam de France et de renouer avec des usages concordataires. A titre d’exemples peut-on citer : l’institution du Conseil Français du Culte Musulman créé en 2003 par Nicolas Sarkozy, et l’idée d’une contribution volontaire sur le halal dans le cadre d’un contrôle du financement du culte musulman. Mais, des pierres d’achoppement demeurent, avec certainement pour principale pomme de discorde, la question de l’apostasie. Alors que la majorité des musulmans aspirent à vivre et pratiquer paisiblement leur foi, une minorité significative (28%, source Institut Montaigne) de leurs coreligionnaires assument le séparatisme.

La crise de la transmission avec l’effondrement de l’école (Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin. L’apocalypse scolaire, L’Archipel 2022), s’inscrit dans le contexte de l’envahissement de l’espace public par les diktats religieux. L’affaire des collégiennes de Creil en 1989 bien connue, fait penser à cette fable de La Fontaine, «Conseil tenu par les rats» :

« Ne faut-il que délibérer, La Cour en conseillers foisonne, Est-il besoin d’exécuter, L’on ne rencontre plus personne ».

Aux termes de leur manifeste : «Profs ne capitulons pas ! », E. Badinter, R. Debray, A. Finkielkraut, E. de Fontenay et C. Kintzler (intellectuels alors classés à gauche), dénoncent un « Munich de l’école républicaine », et identifient dans le voilement des femmes le signe de leur soumission. Ils refusent la mise en balance du principe de laïcité avec la liberté d’expression des élèves. Pénétrer dans les établissements scolaires avec ses certitudes, croyances familiales en bandoulière, et insanités véhiculées par les réseaux sociaux, opposent une fin de non-recevoir qui confine à l’ostracisme. La loi 15 mars 2004 interdit le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. Cette loi est intervenue à la suite du rapport Obin, et des préconisations de la commission Stasi dont les membres se sont convertis à la nécessité de l’interdiction au fil des auditions, à l’exception de J. Baubérot. L’auteur des 7 laïcités regrette le glissement de la neutralité de l’Etat vers la neutralité imposée à la société civile, au motif que la loi de 1905 n’opèrerait pas de distinction entre les espaces public et privé.

La question des accompagnateurs scolaires s’est à nouveau posée au moment de l’adoption de la Loi confortant le respect des principes de la République du 24 août 2021 qui confirme, malgré la position du Sénat, le statu quo ante, défini par le Conseil d’Etat.  Si les parents accompagnateurs sont des usagers, la loi de 2004, circonscrit l’interdiction aux seuls élèves, et ne s’applique donc pas aux parents.

Les « écoféministes » luttent contre le « patriarcat blanc », défendent en France la liberté des femmes de porter le voile, et détournent le regard de l’oppression intracommunautaire. L’ambivalence de ce cénacle d’idéologues hybrides devant le courage des femmes iraniennes est consternante. Considèrent-ils l’interdiction d’ici et l’obligation de là-bas comme équivalentes, pour juger que les Françaises et les Iraniennes subissent la même oppression? Femmes de Paris, femmes de Téhéran ou de Kaboul, même combat ! Guerre des sexes et guerre des races contre l’universalisme, jusque et y compris, pour les plus radicaux, sur la question de l’excision assimilée à une circoncision féminine ! (F. Agag-Boudjahlat, Le grand détournement, Lexio 2019).

La loi du 11 octobre 2010 dispose que « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage. Statuant pour la première fois dans le cadre du nouveau déféré-laïcité, instauré par la loi du 24 août 2021, Le Conseil d’Etat a confirmé la suspension du règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble autorisant le port du « burkini ». Il estime à juste titre que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain édictées pour un motif d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics (CE ord. 21 juin 2022). Mais l’ordonnance doit également être lue comme la confirmation d’une jurisprudence favorable aux aménagements pour un motif religieux à condition qu’ils ne soient pas excessifs. Elle n’augure pas un revirement de la jurisprudence de 2016 favorable au port du burkini sur la plage aux termes de laquelle, le Conseil d’Etat annule les arrêts municipaux d’interdiction, ce qui est de nature à interroger notre modèle civilisationnel.

La laïcité, sentinelle face au défi civilisationnel

La diffusion du salafisme dans la société civile arme idéologiquement les bourreaux d’une ère nouvelle. Les attentats du 13 novembre ont frappé la « ville sainte de la laïcité », des terrasses de café et des salles de concert. Le principe de laïcité est à un poste avancé. Son abaissement fragilise la liberté d’expression et l‘égalité des sexes, et installe « l’insécurité culturelle » (sur cette notion, Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle. Sortir du malaise identitaire français, Fayard, 2015) Comme un système de vases communicants, à mesure que se réduit le champ de ces droits et principes, s’étend celui de l’intégrisme islamiste qui resserre son étreinte, tel un serpent autour de sa proie. Il impose son dogme : l’antisémitisme ; désigne ses cibles : la haine de l’Occident (chrétien) et de la République (laïque).

Paroxysme de l’ignominie, l’assassinat de trois enfants le 19 mars 2012, Arié et Gabriel Sandler (6 et 4 ans), Myriam Monsonégo (8 ans), abattus parce que Juifs aux abords et dans la cour de leur école à Toulouse. De même, le martyr d’Ilian Halimi (en 2006), et de Sarah Halimi (en 2017) parce que Juifs, témoignent de la recrudescence d’un antisémitisme que l’on aurait pu croire enfoui sous les décombres de la Seconde Guerre mondiale. Unanimement condamné lorsqu’il porte la signature de l’extrême droite, il est relativisé lorsqu’il est frappé du sceau de l’islamisme. La raison avancée ? L’exportation du conflit israélo- palestinien. Les thuriféraires de l’islamo-gauchisme veulent voir dans la figure du Juif l’oppresseur de minorités, victimes du « privilège blanc ».

Le père Jacques Hamel, égorgé en 2016 pendant qu’il célébrait la messe en l’église de Saint Etienne du Rouvray, témoigne d’un crime commis pour atteindre l’âme d’une nation frappée de l’empreinte judéo-chrétienne, forgée par le catholicisme. La doctrine du loup solitaire est fallacieuse.

Samuel Paty, professeur d’histoire géographie, décapité en 2020 devant le collège de Conflans-Sainte-Honorine où il enseignait l’histoire et la géographie, coupable d’avoir montré à ses élèves des caricatures du Prophète lors de ses cours d’enseignement moral et civique, s’inscrit dans la stratégie de terreur menée contre la liberté d’expression.

La laïcité témoigne d’un processus à l’œuvre qui travaille notre inconscient collectif. Le chef d’œuvre est toutefois en péril, à l’école en particulier, où la contestation se propage, jusqu’au contenu des enseignements, et par l’autocensure des professeurs confrontés à la veulerie administrative du « pas de vague ». Une note du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, du 16 septembre 2022, relate la recrudescence du port de tenues islamiques avec l’apparition des abayas pour les filles, et dans une moindre mesure, des qamis, pour les garçons, et l’incitation à la prière dans les établissements (voir aussi Le cri d’alarme d’un professeur contraint à l’anonymat. Ces petits renoncements qui tuent Plon, 2022). 720 signalements d’atteintes à la laïcité ont été recensés au mois d’octobre 2022. Face à cette augmentation, le ministre, qui avait renvoyé vers chaque établissement la «gestion du « sinistre »», semble se raviser avec la circulaire du 10 novembre 2022 offrant une réponse de l’Etat, qui prévoit « d’abord de sanctionner systématiquement et de façon graduée », lorsque de tels comportements persistent après une phase de dialogue. Rien donc de très révolutionnaire ! On pourra au moins se satisfaire du caractère public des recensements. Cependant, la réaffirmation périodique du principe de laïcité n’aura pas l’effet escompté sans une maîtrise de l’immigration. Attribut de la souveraineté, la politique migratoire doit être définie en fonction des capacités d’accueil (travail, logement…) et des facultés d’assimilation de la langue et du système de valeurs. Le Danemark et la Suède, pour les pays scandinaves rompus au consensualisme politique, ont su dresser le diagnostic et trouver leurs remèdes. La France serait bien inspirée, plutôt que de sombrer dans le palliatif, d’expérimenter sa propre méthode prophylactique et curative pour enfin offrir ce qu’elle a de meilleur à qui pourra en suivre le destin dans sa continuité historique. Le Général de Gaulle débute ses Mémoires d’espoir (le renouveau 1958-1962) par cette formule restée célèbre: « La France vient du fond des âges… Elle demeure elle-même le long du temps… Aussi l’Etat, qui répond de la France, est-il en charge, à la fois de son héritage d’hier, de ses intérêts d’aujourd’hui et de ses espoirs de demain ». Le principe de laïcité participe de ce mouvement que les chantres de la société inclusive abhorrent.



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Avocat. Docteur en droit. Spécialiste en droit public. Ancien 1er secrétaire de la Conférence du Barreau de Toulouse. Auteur du livre Le droit à la continuité historique (Vérone Ed. Déc. 2023)

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