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Aux malcomprenants de la laïcité


Aux malcomprenants de la laïcité
(Photo : SIPA.00664616_000002)
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La question de la laïcité revient avec force dans le débat politique actuel à l’occasion des polémiques sur le « burkini ». J’en veux comme preuve le fait que sur le carnet RussEurope il y a eu, du 15 au 18 août, correspondant à la publications de notes sur le « burkini » et la laïcité, plus de 76 000 connexions, soit en 4 jours le tiers de la moyenne mensuelle.

Pourtant, la notion de laïcité est elle-même mal comprise et en découlent confusions et erreurs, qui ne font qu’obscurcir le débat. Les interventions intempestives d’une partie de la « gauche », tenant un discours du genre « libéral-libertaire », ne font que rajouter à la confusion. Il faut rappeler un certain nombre de principes, qui avaient été élaborés dans un ouvrage que j’ai publié au début de cette année[1. Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.], pour permettre une discussion au fond.

1) La laïcité principe d’organisation politique

Ce qui fonde la laïcité, c’est la nécessité de dégager l’espace public de thèmes sur lesquels aucune discussion raisonnable c’est-à-dire fondée sur la raison ne peut avoir lieu. La laïcité est donc un principe d’organisation de l’espace politique, et par extension de l’espace public. C’est l’une des leçons chèrement apprise par la France (et une partie de l’Europe) lors des guerres de religion du XVIe siècle. La laïcité ne se comprend que pour qui conçoit le « peuple » comme une assemblée politique et non ethnique ou religieuse, et elle apparaît comme le pendant de la souveraineté. En effet, la souveraineté, en faisant entrer la question du pouvoir dans le monde profane, impose en réalité le principe de laïcité. Tel est l’enseignement d’auteurs comme Bodin, Hobbes et Spinoza.

Ce qui permet la laïcité, c’est la distinction entre sphère publique et sphère privée. Tant que cette distinction n’existe pas, on ne saurait parler de laïcité. De ce point de vue la laïcité est le contraire du totalitarisme qui, lui, prétend asseoir une vision totale en niant la distinction entre ces deux sphères. La laïcité et la démocratie partagent donc les mêmes préalables. Mais la distinction entre ces sphères est mouvante, historiquement déterminée. Cela impose de reformuler constamment les matérialisations de ce principe.

Certaines de ces matérialisations sont contenues dans la loi. On parle beaucoup et trop de la loi de 1905. Mais cette loi n’est pas à proprement parler une loi de laïcité ; elle n’est qu’une loi de séparation de l’église et de l’État, de plus édictée dans un contexte particulier, qui vise à une forme de pacification de la question religieuse. De ce point de vue, les rappels, à la loi de 1905 sont inopérants car ils identifient et cantonnent la laïcité à des règles juridiques particulières alors que la laïcité est un principe politique qui peut, selon les sociétés et les époques, prendre des formes juridiques différentes.

2) Un principe n’est pas une valeur

Une autre confusion vient de l’assimilation de la laïcité avec une valeur individuelle, comme l’est la tolérance. Or, la question de la tolérance ne fixe que les limites qu’un individu s’impose à lui-même, mais non des principes.

Un principe politique organise un espace et se matérialise en règles spécifiques. Certaines de ses règles peuvent être des règles de liberté (la liberté de culte par exemple) mais d’autres sont des interdictions. Un des problèmes majeurs que rencontre aujourd’hui le principe de laïcité vient justement de l’incapacité de nombreuses personnes à se représenter la société autrement qu’à travers le rapport qu’elles ont directement avec cette dite société. D’où, bien évidemment, l’idéologie « libéral-libertaire », qui ne fait que donner forme à l’individualisme le plus crasse. Or, dans le même temps que les sociétés capitalistes modernes « produisent » l’individualisme (au sens vulgaire du terme) de la manière la plus brutale, elles imposent – à travers la réalité de la densité sociale[2. E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, coll. Quadriges, Paris, 1999 (première édition, Paris, 1937).] – la nécessité de penser la société à travers une vision holiste.

Il convient alors de ne pas la transformer en une nouvelle religion, comme l’a tenté, après d’autres, Vincent Peillon[3. Ce terme fut utilisé par Vincent Peillon, qui fut Ministre de l’Éducation nationale de 2012 à 2014. Vincent Peillon, Une religion pour la République, Seuil, La Librairie du XXIe siècle, janvier 2010.]. Ces termes recouvrent la tentative de sacraliser un certain nombre de principes. Ils oublient que la laïcité est un principe politique et non une position philosophique[4. Bodin J., Colloque entre sept savants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, LXVIII-591. Il sera fait dans cet ouvrage référence à ce texte comme Heptaplomeres.], même si il y a une philosophie qui peut s’inspirer de ce principe.

Sur le principe, la reconnaissance des deux sphères de la vie des individus et l’appartenance de la religion à la sphère privée, par contre il n’y a pas à transiger. C’est bien dans une exclusion de la place publique des revendications religieuses et identitaires que pourra se construire la paix civile.

3) De la séparation entre sphère publique et sphère privée

Cette séparation, pourtant, ne saurait être stricte. D’une part en raison de la contribution de nos valeurs individuelles à notre vie en société, et d’autre part en raison des habitudes, coutumes, et comportements, qui constituent de ce point de vue le soubassement historique de toute société, mais aussi les bases de leurs différences. Cela explique – en partie – la spécificité « française » du débat, mais aussi la sensibilité légitime de la société française à la question du « burkini ». L’un des facteurs importants dans la reconfiguration de la séparation entre sphère privée et sphère publique a été la reconnaissance (ô combien tardive) de l’égalité entre hommes et femmes. Cette reconnaissance s’inscrit, dans les sociétés d’Europe occidentale à la fois dans l’histoire longue (de « l’amour courtois » à la volonté des maris de préserver la vie de leurs épouses par des formes de contrôle des naissances dès le XVIIIe siècle[5. A. Burguière, « Le changement social: histoire d’un concept », in Lepetit, (ed.), Les Formes de l’Expérience. Une autre histoire sociale, Albin Michel, Paris, 1995, pp. 253-272.]) et dans l’histoire « courte », marquée par la première guerre mondiale et les mouvements qui ont associé la lutte pour des droits politiques, sociaux et démocratiques (avortement, contraception) dans la seconde moitié du XXe siècle.

Cela implique qu’une attention particulière doit être consacrée à ce qui, dans des comportements, peut constituer une tentative de remise en cause de cette égalité, et en particulier par des tentatives de marquage « au corps » visant à stigmatiser une soi-disant « infériorité » des femmes. La question de l’égalité entre hommes et femmes se devrait de trouver une application juridique plus explicite. Rappelons que le principe en est inscrit dans le préambule de la Constitution[6. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006071193&dateTexte=&categorieLien=cid]. Tout « marquage au corps », dès lors qu’il est porteur de ségrégation, est une atteinte au principe d’égalité. C’est d’ailleurs bien comme cela que l’interprètent des personnes issues ou vivant dans des sociétés de tradition musulmane[7. https://environnement-energie.org/2016/08/16/un-vetement-pas-comme-les-autres/ ; http://www.mondafrique.com/les-theories-fumeuses-d-une-marocaine/a-lattention-des-defenseurs-du-burkini/ ; http://fr.le360.ma/blog/le-coup-de-gueule/burqa-plage#.V7LtEl4rTNv.twitter]. Très clairement, sur ce point, la loi est défaillante.

La séparation des sphères privées et publiques est donc aussi toujours socialement contextualisée, historiquement et géographiquement. Méfions-nous donc des anachronismes qui cherchent à présenter comme invariant des formes nécessairement mouvantes ; nous ne sommes plus en 1905.

4) La paix religieuse et la souveraineté

La question de la paix religieuse est aujourd’hui un élément clef de la paix civile. Cette question implique que des règles soient clairement tracées pour empêcher des provocations. Cette paix implique qu’en contrepartie le libre exercice des cultes soit garanti, bien entendu dans le cadre de la loi. Cette paix implique aussi une intolérance absolue par rapport au soi-disant « délit de blasphème ». Il convient, ici, de se rappeler les mots écrits par John Locke, dans son Essai sur la tolérance : « Il est dangereux qu’un grand nombre d’hommes manifestent ainsi leur singularité quelle que soit par ailleurs leur opinion. Il en irait de même pour toute mode vestimentaire par laquelle on tenterait de se distinguer du magistrat et de ceux qui le soutiennent ; lorsqu’elle se répand et devient un signe de ralliement pour un grand nombre de gens… Le magistrat ne pourrait-il pas en prendre ombrage, et ne pourrait-il pas user de punitions pour interdire cette mode, non parce qu’elle serait illégitime, mais à raison des dangers dont elle pourrait être la cause ? »[8. Locke John, Essai sur la Tolérance, Paris, Éditions ressources, 1980 (1667).]. L’amour que l’on doit avoir pour la liberté individuelle n’interdit nullement, que dans certains contextes, le pouvoir politique puisse procéder à une interdiction, au nom de l’ordre public. C’est très précisément ce dont il est question à propos du « burkini ».

Je reprends alors une des expressions de Bernard Bourdin, théologien et philosophe, dans un dialogue que nous avons eu ensemble, et qui sera publié à la fin de l’année[9. Ce livre sera publié au Cerf cet hiver.]. Quand il dit « il n’y a pas de parti politique du royaume de Dieu », c’est aujourd’hui une idée fondamentale. Elle signifie à la fois que l’on ne peut prétendre fonder un projet politique sur une religion, et que la démarche du croyant, quel qu’il soit, est une démarche individuelle, et de ce point de vue elle doit être impérativement respectée. Mais, elle ne s’inscrit pas dans le monde de l’action politique qui est celui de l’action collective. C’est bien ici une des fondations de la laïcité. Cependant, comment devons-nous réagir face à des gens qui, eux, ne pensent pas cela, soit qu’ils considèrent que le « royaume de Dieu » peut avoir un parti politique (et on le voit des intégristes chrétiens aux Etats-Unis aux Frères musulmans) soit qu’ils considèrent que les deux cités, pour reprendre Augustin[10. Saint Augustin, La Cité de Dieu, Trad. G. Combés, revue et corrigée par G. Madec, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1993.], sont sur le point de fusionner, comme c’est le cas de courants messianiques et millénaristes comme les salafistes ?

On voit bien ici le problème. Ces courants, pour des raisons différentes, contestent – par des méthodes elles aussi différentes – l’idée même de laïcité. Or, cette idée est essentielle à la formation d’un espace politique, certes traversé d’intérêts et de conflits qui donnent naissance aux institutions, mais néanmoins gouverné par des formes de raison, espace politique indispensable à la construction de la souveraineté et de la nation. Faut-il donc les laisser faire, au nom des libertés individuelles qui sont une application de la raison, en sachant qu’ils sont en réalité porteurs de principes absolument antagoniques qui, s’ils triomphaient, rendraient impossible l’existence de ce type d’espace politique – et donc les libertés individuelles – au nom desquelles, en particuliers ceux qui considèrent que le « royaume de Dieu » peut avoir un parti politique, prétendent avancer ? La question est moins compliquée avec les courants qui prétendent à la fusion entre les « deux cités ». Ceux-là, en un sens, se mettent directement hors-jeu. D’où, de mon point de vue, la nécessité impérative de ne pas se concentrer exclusivement sur ces courants (les salafistes en particulier) et de fonder l’organisation politique sur ce que j’ai appelé « l’ordre démocratique »[11. Voir Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016 et, Idem, Les économistes contre la démocratie – Les économistes et la politique économique entre pouvoir, mondialisation et démocratie, Albin Michel, Paris, 2002.].

La laïcité n’est pas un cadre juridique et ne se réduit pas à la loi de 1905, c’est l’une des leçons du débat actuel. Mais il faut aussi comprendre que les frontières entre sphère privée et sphère publique ont changé, à la fois du fait des évolutions de la société et du fait des mutations techniques. Pourtant, la notion de frontière, elle, demeure. Elle est fondamentale pour la démocratie et contre le totalitarisme.

La laïcité se matérialise différemment selon le contexte historique et culturel de chaque nation. La souveraineté, elle, nous impose de penser le « peuple » comme source de cette souveraineté et ce « peuple » est une construction politique, avec son histoire et ses traditions héritées de combats passés. Plus la souveraineté se délitera et plus les individus chercheront dans des appartenances de substitution, comme les appartenances religieuses, des remèdes à la perte du sentiment d’appartenance national. Plus elle se renforcera et plus la pacification de la société pourra progresser. Ce n’est que depuis que la souveraineté est ouvertement bafouée, contestée, que nous constatons cette remontée du problème religieux qui cache, en réalité, une forme de sentiment identitaire.

Retrouvez cet article sur le blog de Jacques Sapir.

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économiste, spécialiste de la Russie.

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