D’après les révélations du Monde, de juillet 2012 à septembre 2014, le groupe cimentier français Lafarge aurait maintenu son usine syrienne de Jalabiya en payant un tribut à divers groupes djihadistes dont l’Etat islamique. Poursuivi pour complicité de crimes contre l’humanité et travail incompatible avec la dignité humaine, Lafarge doit aujourd’hui prendre des comptes. Entendu comme témoin fin juillet, l’ex-ministre des Affaires Etrangères Laurent Fabius dit tout ignorer du dossier. Pour nous aider à y voir plus clair, Marie Dosé, avocate de l’association Sherpa, partie civile dans l’affaire, a répondu à nos questions. Entretien.
Daoud Boughezala. Vous défendez l’association Sherpa qui se fixe pour mission de « protéger et défendre les populations victimes de crimes économiques ». Mais dans le procès contre le groupe cimentier Lafarge en Syrie, il s’agit carrément de complicité de crimes contre l’humanité perpétrés par l’Etat islamique. Que reprochez-vous à Lafarge ?
Marie Dosé. Il est établi qu’entre juillet 2012 et septembre 2014, le cimentier Lafarge ne pouvait pas rester en Syrie sans financer plusieurs groupes terroristes, dont Daech. Pour que la cimenterie de Jalabiya maintienne ses activités, il a bien fallu, par exemple, qu’elle achète du pétrole à Daech. En commerçant avec l’État islamique, Lafarge lui a fourni des moyens de commettre des crimes contre l’humanité.
Vous poursuivez également Lafarge pour « travail incompatible avec la dignité humaine ». Onze employés du site syrien assignent leur ex-employeur pour ce motif. Qu’est-ce que cela signifie ?
Procédons chronologiquement. Au départ, quand Le Monde révèle l’affaire, en juin 2016, le ministère de l’Économie et des Finances est contraint de déposer plainte pour des délits douaniers, le maintien de l’activité de Lafarge en Syrie contrevenant aux embargos décrétés par les Nations Unies et l’Union européenne. S’ouvre alors une enquête préliminaire consacrée exclusivement à ces délits. A la suite de quoi les ONG Sherpa et ECCHR décident d’aller plus loin en s’appuyant sur les déclarations d’une dizaine d’anciens salariés de la filière syrienne de Lafarge, qui témoignent du caractère déplorable de leurs conditions de travail. Les ONG saisissent enfin des magistrats instructeurs indépendants d’une plainte avec constitution de parties civiles qui a abouti à la mise en examen de Lafarge pour complicité de crimes contre l’humanité.
À ce jour, un salarié syrien de Lafarge est toujours porté disparu.
Les salariés de Lafarge restés sur place étaient-ils français ?
Non, des Syriens ! Dès 2011, lorsque la guerre civile éclate, Lafarge prend soin de rapatrier ses salariés français et de ne garder que ses employés syriens, ce qui est assez révélateur. Le maintien de l’activité de la cimenterie les mettait en danger. Pour se rendre à l’usine, ils devaient passer, au péril de leur vie, par des checkpoints contrôlés par Daech, et s’exposaient notamment à des enlèvements. Lesquels faisaient bien sûr l’objet de demandes de rançons que Lafarge payait parfois, et parfois pas. À ce jour, un salarié syrien est toujours porté disparu. Bref, pour maintenir son activité économique, Lafarge n’a pas hésité à sacrifier ses salariés ; leurs témoignages sur ce point sont d’ailleurs édifiants.
A-t-on une idée précise des sommes d’argent que Lafarge a transmises aux groupes djihadistes ?
Tout ceci a déjà fait l’objet d’un audit interne, mais les investigations continuent. Plus de 15 millions de dollars ont été versés par Lafarge, aussi bien pour l’achat illicite de matières premières que pour la rémunération d’intermédiaires chargés de payer les groupes armés, dont Daech. Pour vous donner un ordre de grandeur, les attentats du 13 novembre 2015 ont coûté à Daech environ 100 000 euros (entre la location des voitures, les allers et retours des auteurs des attentats, les armes…) : qui peut affirmer que l’argent de Lafarge n’a pas servi à financer, par exemple, l’attentat du Bataclan ?
Je me désole que Laurent Fabius ne soit pas scandalisé d’avoir été tenu dans l’ignorance.
… apparemment, pas Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères au moment des faits. Auditionné en qualité de témoin le 20 juillet, il a assuré ne pas se souvenir avoir été mis au courant de la présence d’une usine Lafarge en Syrie. En doutez-vous ?
Je ne peux concevoir que le président du Conseil constitutionnel se rende coupable de mensonge alors même qu’il est entendu comme témoin et prête serment devant des magistrats instructeurs. Je me désole seulement qu’il ne soit pas scandalisé d’avoir été tenu dans l’ignorance. La DGSE et la DGSI étaient parfaitement informées, tout comme le quai d’Orsay. Nous avons obtenu la déclassification de documents et de notes diplomatiques qui retracent ce qu’il se passait au jour le jour en Syrie : la décision de Lafarge de s’y maintenir, le danger auquel le cimentier exposait ses salariés, ses multiples tractations avec des groupuscules terroristes, et enfin l’occupation de l’usine par Daech, qui finira par siphonner son ciment.
D’après l’ancien directeur général adjoint de Lafarge Christian Herrault, l’ex-ambassadeur de France en Syrie Éric Chevallier, aurait incité Lafarge à maintenir ses activités coûte que coûte…
… et tout cela sans que Laurent Fabius n’en sache rien ! Comment comprendre que le ministre des Affaires étrangères ne se souvienne pas d’avoir été informé de la présence de Lafarge en Syrie, au moment même où la France connaît une menace terroriste sans précédent ? On serait presque rassuré de penser que Laurent Fabius ment…
Quelle issue judiciaire espérez-vous ?
D’abord, que Lafarge, en sa qualité de personne morale, ainsi que ses dirigeants, comparaissent devant les juges à l’issue de cette instruction. Et qu’aucune multinationale ne puisse plus exploiter la fragilité des populations exposées au terrorisme ou à la guerre sans être lourdement sanctionnée. Ce qui est la raison d’être de Sherpa. Enfin, que les salariés sacrifiés aux intérêts de leur entreprise soient indemnisés dans les meilleurs délais des graves préjudices qu’ils ont subis. Nous avons donc officiellement demandé au cimentier d’ouvrir un fonds d’indemnisation et d’assumer ses responsabilités. Il faut savoir en effet que toutes les entreprises avaient quitté les territoires conquis par Daech… sauf Lafarge.
Notre sécurité dépend du rapatriement des Françaises djihadistes.
Passons à un autre volet de vos activités également lié au terrorisme islamiste. Sur un autre plan, vous plaidez la cause des femmes djihadistes arrêtées dans le Kurdistan syrien. Pourquoi souhaitez-vous qu’elles soient jugées en France ?
Je sais que c’est difficile à entendre, mais j’insiste : notre sécurité dépend de leur rapatriement. Elles font l’objet de mandats d’arrêt en France. Dès leur retour, ces femmes seront placées en détention, soumises à des expertises psychiatriques et médico-psychologiques, et interrogées par des juges antiterroristes que nul ne peut soupçonner de laxisme. Leurs enfants seront placés par l’Aide Sociale à l’Enfance avant d’être, peut-être, confiés à leurs grands-parents.
N’avez-vous pas confiance en la justice kurde ?
Les Kurdes ne peuvent ni ne veulent les juger. Primo, la justice kurde n’a pas plus d’existence légale que leur État : même s’ils décidaient de juger ces femmes pour complaire à la France, leurs jugements n’auraient aucune valeur. Secundo, les Kurdes ont d’autres priorités que de soigner ou de nourrir ces femmes et ces enfants : ils finiront donc par les laisser partir ou par les rendre à ce qu’il reste de l’État islamique. Ce fut d’ailleurs le cas pour plus d’une centaine de femmes d’autres nationalités.
Le gouvernement français persiste à fuir ses responsabilités en choisissant de se taire.
Connaissez-vous le profil de ces femmes djihadistes réputées aussi fanatiques et déterminées que les hommes ?
Je ne sais rien d’elles, et ce ne sont pas les quelques échanges que je peux avoir sur WhatsApp qui suffiront à m’éclairer. Il n’est donc pas question pour moi de vous affirmer qu’elles ne sont plus dangereuses, qu’elles n’ont pas combattu ou se sont contentées d’épouser des djihadistes. C’est justement parce que personne ne sait qui elles sont que nous ne pouvons pas les laisser entre les mains des Kurdes, dont on sait qu’ils sont dépourvus de système judiciaire et de moyens d’investigation.
Hélas, après que ses ministres ont multiplié les déclarations à l’emporte-pièce dans la plus grande incohérence, le gouvernement français persiste à fuir ses responsabilités en choisissant de se taire. Cette défaillance de l’État, jusqu’à son plus haut niveau, n’en finit pas de me consterner.
Qu’attendons-nous pour, à l’instar des Canadiens, Russes, Suisses et Danois, prendre nos responsabilités et organiser le rapatriement de nos ressortissants ?
Le silence gêné des autorités est compréhensible. Sans l’avouer publiquement, notre gouvernement espère peut-être l’exécution de djihadistes hommes et femmes pour régler le problème à la racine…
Voilà comment, par son silence, ce gouvernement suscite, autorise, et légitime les interprétations les plus douteuses. Si vous faites allusion aux propos tenus par la ministre de la Défense qui, il y a quelques mois, se réjouissait de la mort de djihadistes français au combat, nous n’en sommes plus là.
Pour ma part, j’évoquais le silence gêné des autorités sur le rapatriement des femmes détenues arbitrairement par les Kurdes, et rien d’autre. En Irak, je ne peux pas croire que la France espère, fût-ce secrètement, que des condamnations à mort « régleront le problème à la racine ». Pour preuve, au cours du procès de Melina Boughedir, les autorités françaises ont su rappeler leur opposition à la peine capitale. Quant au Kurdistan syrien (Rojava), la peine de mort n’y est pas appliquée… Nous devons désormais assumer le sort judiciaire des Français qui se sont rendus en zone de combats. Qu’attendons-nous pour, à l’instar des Canadiens, Russes, Suisses et Danois, prendre nos responsabilités et organiser le rapatriement de nos ressortissants ? Qu’ils deviennent une monnaie d’échange entre les mains des Kurdes ou une bombe à retardement ?
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