Accueil Politique Et Laetitia Avia inventa la « glottophobie »

Et Laetitia Avia inventa la « glottophobie »


Et Laetitia Avia inventa la « glottophobie »
Laetitia Avia, députée LREM. Sipa. Numéro de reportage : 00881057_000030.

La députée LREM Laetitia Avia voulait criminaliser les discriminations liées aux accents. Une nouvelle phobie est née ! Or, avoir une identité linguistique, c’est d’abord l’assumer — et non se répandre en gémissements accusatoires.


 

Il aura suffi d’une pique maladroite de Jean-Luc Mélenchon envers une journaliste toulousaine pour qu’on découvre un nouveau concept, la « glottophobie ». À l’affût de nouvelles discriminations à dénoncer et ravie d’une caution scientifique qui passait par là, la députée LREM Laetitia Avia a immédiatement bricolé un projet de loi à partir des articles trouvés sur Google. Elle a ensuite prétendu que c’était une blague. Puis finalement le contraire. Peu importe son intention, ce qui reste, c’est le discours autour d’une glottophobie qui n’a rien d’un concept de référence.

La science au secours de l’idéologie

Les sciences humaines sont régulièrement appelées au secours des idéologies qui prétendent se fonder sur le savoir. Alimentant les demandes militantes (c’est dans les universités que se formalisent certaines idées politiques), le monde intellectuel mélange volontiers description et engagement. De nouveaux concepts sont ainsi lancés sur le marché du sociétal et du marketing idéologique (« l’appropriation culturelle », le white priviledge, l’écriture inclusive, etc.) : ils décrivent moins des faits sociaux qu’ils ne propagent des opinions très discutables.

 

La glottophobie appartient à ces fausses bonnes idées, mélange de constat banal et d’exaltation conceptuelle auto-légitimante. Dire que l’on juge les gens d’après leur façon de parler ne constitue pas une grande découverte. Bien sûr, pour ne pas donner l’impression de simplement réinventer la roue, on emballe cela d’un terme ronflant. Car quand on fait de la science, on parle grec, monsieur. Et il s’agit là d’un véritable préjugé linguistique et épistémologique : toute idée mérite néologisme.

Existe-t-il une société sans jugement social ? Sur le plan linguistique, cela doit faire quelques millénaires que les locuteurs se jugent sur leurs caractéristiques verbales comme l’illustre la célèbre citation de George Bernard Shaw : « It is impossible for an Englishman to open his mouth without making some other Englishman hate or despise him » (Pygmalion, 1916). Toute société se fonde sur la différenciation (de classe, de caste, de fonction, etc.), laquelle ne produit pas nécessairement des injustices — n’inventons pas des « glottophobies »… Les habitants de la Haute-Garonne ne connaissent pas spécialement de discrimination et il n’y a pas de schibboleth de la chocolatine ![tooltips content= »De l’hébreu Biblique shibbōlet « épi », mot utilisé par les gens de Galaad pour reconnaître ceux d’Ephraïm, qui prononçaient sibbōlet, et qu’ils égorgeaient aussitôt (Juges 12, 6) »]1[/tooltips] . Les sociolectes relégués sont surtout ceux qui expriment l’absence d’éducation et / ou qi suggèrent un enfermement communautaire.

Un accent peut générer de la complicité ou de l’hostilité

Tout sociolinguiste sait bien (comme d’ailleurs tout locuteur) que la parole ne vaut que dans un contexte donné. Un accent peut générer de la complicité ou de l’hostilité, être employé dans un cadre public ou privé, etc. Tout le monde a « un accent » mais il sera plus ou moins marqué, plus ou moins révélateur d’une origine sociale ou géographique. Dans un cadre homogène, personne n’« entend » son propre accent qui n’est l’objet d’aucun jugement — nulle glottophobie envers le parler des cités de banlieue dans les cités de banlieue… C’est dans la différence que le sociolecte devient sujet à une interprétation sociale. Comme le rappelle le sociologue Howard S. Becker (Outsiders, 1963), il n’y a de déviance que par rapport à un groupe-repère et chaque groupe social possède ses propres normes. En d’autres termes, on est toujours l’autre d’un autre.

La valeur sociale des façons de parler est donc elle-même variable. Contrairement aux interprétations d’une sociologie bourdieusienne binaire privilégiant pesamment l’opposition dominant / dominé, l’éthos verbal est plus complexe qu’une simple confrontation de classe. Les traits verbaux signalant une « distinction » ne constituent pas l’exercice du pouvoir social lui-même. La valeur des comportements verbaux des locuteurs change une fois hors du groupe dont ils signalent l’homogénéité. Transposez un énarque hors de son milieu naturel et ses manières linguistiques pourront être perçues comme ridicules, affectées, incompréhensibles : les traits verbaux associés à son statut social deviendront un stigmate négatif.

Les comportements verbaux sont des indices sociaux et révèlent éventuellement une origine géographique, un niveau d’éducation, une génération, une profession, etc. Le comportement verbal est aussi l’objet d’un jugement. Si votre façon de parler suggère que vous n’avez aucun vocabulaire, que vous êtes agressif et sans compétence professionnelle décelable, vous pourrez être jugé négativement par votre interlocuteur — s’il ne fait pas partie du même groupe social. Mais ce n’est pas l’accent qui est la cause du jugement : c’est ce dont il est l’indice…

De l’utilité des préjugés

Car la vie sociale, comme le langage, est fondée sur des pré-jugés. Les catégorisations nous aident à percevoir le réel et à en parler. Le regroupement catégoriel est au fondement de l’activité de langage. Il en va de même des indices sociaux relevant de la perception immédiate : nous jugeons sur la mine en permanence. Cela participe de l’utilisation de stéréotype sociaux qui permettent de classer les individus : « Le stéréotype se définit comme une représentation collective figée, un modèle culturel qui circule dans les discours et dans les textes. Il favorise la cognition dans la mesure où il découpe et catégorise un réel qui resterait sans cela confus et ingérable ». Il faut bien sûr distinguer entre « l’accent » renvoyant plutôt à une origine géographique et des façons de parler trahissant une origine sociale. Ce ne sont pas les mêmes phénomènes et le jugement qui en résulte est différent : toute identité phonétique régionale est compatible avec un vocabulaire soigné alors que les traits verbaux associés au manque d’éducation seront irrémédiablement interprétés négativement hors du groupe d’origine. Quand on entre dans une boulangerie, on identifie un scénario comportemental : on perçoit la vendeuse à la caisse dans un rôle, c’est-à-dire comme étant habilitée à recevoir le paiement, à prendre commande, etc. et non comme une personne qui se trouverait là par hasard et qui aurait étrangement choisi de porter un tablier rose. En effet, faute de modèle préalable, le réel n’est pas interprétable : « en dehors de tout modèle, le comportement individuel parait incohérent, la mise en scène du moi reste opaque et sans effet.

Sauf que ces jugements sont intérieurs, fluctuants et se modifient en fonction des interactions et des circonstances. Entre la représentation préalable et celle qui se construit dans le discours, c’est tout le rapport social qui se joue : le pré-jugé et sa remise en cause par chacun des acteurs d’une interaction.

Le concept de glottophobie, entendu de façon militante comme une discrimination, fige radicalement le préjugé comme une essence, négligeant ainsi la réalité des relations sociales et la fluidité des jugements. L’identité verbale est un indice que chacun interprète au fil de son activité de déduction sociolinguistique. On se demande par quel délire politique on peut imaginer légiférer sur la perception sociale et les jugements intimes. D’ailleurs, comment parler de « discrimination » pour des attributs linguistiques dont l’interprétation change selon les circonstances et les individus ? L’idée même de préférence est-elle désormais condamnable ?

Confortable posture victimaire

Discrimination est un mot magique. Fort des connotations d’apartheid qu’il suggère, il est employé de façon hystérique pour s’insurger contre toute injustice, y compris imaginaire. Aux frontières de l’hyperbole et de la métaphore, le mot discrimination s’est dilué dans la dénonciation et n’a plus guère de force descriptive, ni sur le plan social, ni sur le plan juridique.

Cette revendication de souffrance narcissique rencontre l’envie moralisante de découvrir des phénomènes — même les linguistes succombent à l’ivresse de la dénomination et à la jouissance de la terminologie : il suffit de nommer pour faire exister. Le problème de ce genre de concepts, c’est qu’ils relèvent moins de la description que de la dénonciation.

Toute vexation personnelle est ainsi élevée au rang de discrimination car il y a aujourd’hui une dignité sociale à être victime d’un ordre « discriminatoire ». Sur le plan psychologique, on n’est plus responsable de son destin : c’est la faute de la société. Être victime ouvre aussi droit à réparation. Le marché symbolique de la condition victimaire n’est pas sans avantages, comme le montre la discrimination positive, consciente ou pas, qui gouverne nombre de discours. La compétition victimaire consiste alors à prétendre appartenir à de telles catégories (sexuelles, religieuses, sociales — et maintenant linguistiques…) afin d’en tirer profit. Une fois la revendication symbolique constituée en domaine légitime par l’Université, les financements et les carrières deviennent de véritables enjeux.

Une certaine sociologie n’envisage sa recherche que comme une quête de discriminations. Au lieu d’étudier les normes sociales (la régulation des comportements collectifs étant définitoire de la notion même de société), il s’agit souvent de considérer les normes comme des injustices. La société « discrimine » ? Mais bien sûr ! Les universitaires qui fustigent les différences sociales exercent eux-mêmes un contrôle permanent sur les collègues qu’ils recrutent ou les thèses qu’ils font soutenir, et détaillent dans des rapports de jury ce qui est attendu des candidats. Et peut-il en être autrement ?

L’instruction publique pratiquée dans les écoles de la République consiste à apprendre à s’exprimer selon des normes linguistiques, relationnelles, argumentatives, à partir de textes et de connaissances qui font l’unité culturelle du pays… et l’on s’étonne que la non-maîtrise de ces normes puisse éventuellement être l’objet d’un jugement négatif ? S’éduquer consiste à apprendre des normes : celles de milieux sociaux et professionnels qui permettent de s’extraire de sa cité ou de son village. L’enseignement public, gratuit et obligatoire est normalement une ouverture sur l’aisance verbale comme sauf-conduit à valeur nationale. Inversement, revendiquer son isolat culturel en accusant le monde de glottophobie est un retournement normatif, une sorte d’égocentrisme oublieux de l’ouverture aux autres. Avoir une identité linguistique, c’est d’abord l’assumer — et non se répandre en gémissements accusatoires.

 

Dernier ouvrage paru : Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français, où l’on étudie écriture inclusive, féminisation et autres stratégies militantes de la bien-pensance. Editions Intervalles (à paraître le 21 novembre 2018)



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Pour Laurence, 20 ans, l’enfer c’est les siens
Article suivant Houellebecq, les femmes, les conseils d’un yakuza, etc.
Spécialiste de linguistique, professeur en Université et traducteur.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération