Entretien avec Marc Benveniste, écrivain, représentant du Président du Consistoire de Nice au sein de l’Amitié judéo-chrétienne.
CAUSEUR. Longtemps on a laissé sous-entendre que l’Eglise de France et même le pape Pie XII auraient joué un rôle secondaire dans la protection des Juifs contre l’extermination nazie, voire laissé faire. Aujourd’hui, l’exposition « A la grâce de Dieu. Les Eglises et la Shoah » met en lumière le travail actif de très nombreux ecclésiastiques pour la protection des juifs. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Marc Benveniste. L’Eglise fut constamment active dans la protection des Juifs sous le joug atroce du nazisme. D’une part, en raison du refus total de ses dignitaires et de ses prêtres de livrer à la mort des enfants, des femmes et des hommes juifs. D’autre part, parce que le Pape Pie XII était l’ennemi de l’hitlérisme. L’antijudaïsme criminel des nazis et leur racisme obsessionnel recouvraient une autre réalité : le rejet total par l’hitlérisme de l’Ancien Testament, que partagent juifs et chrétiens, car la Bible transmet des valeurs et une morale. Il faut analyser l’attitude de Pie XII comme la volonté de prendre toutes les précautions pour ne pas aggraver les situations, en particulier celle des Juifs italiens. En France, plusieurs dignitaires de l’Église firent entendre avec force leur voix, alors que les rafles et les déportations conduisaient les Juifs dans l’enfer concentrationnaire puis dans les chambres à gaz.
Comment peut-on caractériser l’aide apportée aux Juifs ?
Je vais donner deux exemples. Le premier concerne la remarquable relation humaine entre Jacob Kaplan, qui deviendra après la guerre Grand-Rabbin de Paris puis de France, et le Primat des Gaules, Pierre-Marie Gerlier. Celui-ci reçut, au cœur de l’été 1942, le rabbin Kaplan, qui lui apprit ainsi les arrestations de Juifs intervenues en son absence. Le cardinal savait que demander une audience à Pétain se révèlerait inefficace ; il préféra lui écrire directement, puis fit connaître publiquement « la protestation de sa conscience », dénonçant les traitements subis par les Juifs, et « plus encore, ceux qu’on peut prévoir », c’est-à-dire l’extermination. Le second exemple a trait à Monseigneur Paul Rémond, évêque de Nice de 1930 à 1963. Continuant à fournir de faux certificats de baptême et à se rendre lui-même au siège de la Gestapo pour convaincre les autorités allemandes sur des situations individuelles, il se consacra au sauvetage des enfants juifs séparés de leurs parents. Plus de cinq cents furent ainsi sauvés, en lien direct avec le réseau Marcel et les pasteurs Evrard et Gagnier. Les nazis tentèrent de confondre Monseigneur Rémond par de nombreux pièges, sans y parvenir.
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Au moment de la Seconde guerre mondiale, quelles étaient les relations entre les Juifs et l’Eglise de France ?
La question est importante, car elle permet de dissiper les erreurs infondées. Dès 1928, un décret du saint Office condamna « tout particulièrement la haine contre les Juifs et notamment cette haine que l’on a l’habitude de désigner par le mot antisémitisme ». J’ajoute qu’une lettre de l’Archevêque d’Albi, Joseph Moussaron, au Cardinal Gerlier indiquait que l’assemblée des Archevêques se réservait, depuis avril 1942, le droit de porter sur la place publique les protestations d’ordre général. Les prises de position courageuses et lucides des Évêques naquirent aussi de cette décision collective.
Qui furent les grandes figures religieuses en France de l’opposition à l’antisémitisme racial virulent des nazis ?
Il faut rendre hommage à l’ensemble des prêtres qui, avec un courage admirable, sauvèrent la vie à des Juifs et des résistants. Témoignage Chrétien et la CIMADE constituèrent « la façade autorisée et officielle pour abriter des activés clandestines et semi-clandestines ». Monseigneur Pierre-Marie Théas, évêque de Montauban, intervint le 26 août 1942 pour dénoncer les persécutions et les arrestations subies par les Juifs. Après son arrestation, il fut interné au camp de Compiègne pendant plus de deux mois. Il s’affirma heureux de « se situer à une place peu encombrée, du côté des victimes, contre les bourreaux ». Il était sur le point d’être déporté lorsque le Maquis incendia le train prévu pour les camps de la mort. Il est l’auteur de phrases inoubliables sur les devoirs qui incombent aux êtres humains. Monseigneur Jules-Géraud Saliège, évêque de Toulouse, rappela publiquement que les droits et devoirs tenant à la nature de l’homme viennent de Dieu et ne peuvent donc pas être violés. Monseigneur Jean Delay, évêque de Marseille, stigmatisa « ceux qui font du mal à la France », c’est-à-dire les nazis et leurs complices.
La question de la conversion des enfants juifs au catholicisme par les institutions d’accueil catholiques est encore l’objet de débats, l’affaire Finaly étant prise en exemple. Y avait-il une volonté délibérée de « détourner » les enfants juifs de la religion de leurs parents ?
Le docteur Finaly et son épouse étaient des Juifs autrichiens pratiquants, fuyant le nazisme après l’Anschluss. Ils furent déportés en 1944 et assassinés. Leurs deux très jeunes enfants furent recueillis et élevés par la directrice d’une crèche, qui les convertit au catholicisme. Elle dissimula les démarches de tantes et d’oncles demandant à les élever dans le judaïsme. Un jugement de 1953 établit le rapt des enfants, mais ceux-ci furent conduits clandestinement en Espagne. Le cardinal Gerlier, en lien avec le père Chaillet, envoya une ancienne résistante, Germaine Ribière, ayant de plus sauvé des Juifs, pour les rechercher. Elle y parvint, avec le concours de prêtres espagnols. L’activité inlassable du Grand Rabbin Kaplan favorisa le dénouement et la préservation des relations avec l’Église, qui agit avec droiture. Il faut retenir, indépendamment des péripéties, que la qualité des liens humains et interreligieux fut déterminante.
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Des cas de collaboration (active ou passive) peuvent-ils être décelés parmi le clergé, en particulier au sein de la hiérarchie ?
Non ! Votre question évoque aussi la nécessité pour les membres de l’Eglise de donner alors le change, face à un pouvoir si féroce que leur vie pouvait être en danger. Au cours de l’été 1942, le père Chaillet cacha cent-vingt enfants juifs promis à une déportation certaine. A ceux qui vinrent l’arrêter, en exigeant de plus que les enfants leur fussent remis, le cardinal Gerlier opposa un refus net et définitif. Même la figure controversée de Monseigneur Piguet, évêque de Clermont, recouvre une réalité complexe. S’il fut un temps abusé par Pétain et demanda à ses prêtres de s’engager au STO, il donna l’ordre effectif de cacher des enfants juifs dans son diocèse. Il protégea un prêtre résistant dans un presbytère dont il assumait la responsabilité, ce qui provoqua sa déportation à Dachau. Il agit dans l’ombre, tout en veillant à tenir un langage politique équivoque. Il ne fut pas le seul. Cela constitua souvent l’attitude la plus avisée et efficace.
Aujourd’hui, on ressent un désir d’union plus grand, une volonté de reconnaissance du travail fait par l’Eglise pour protéger les Juifs. A-t-elle permis un approfondissement des relations, au lendemain de la Seconde guerre mondiale et jusqu’à nos jours ?
Il y eut l’Inquisition en 1492, mais aussi la lucidité et le courage de l’Eglise de France en 1942. Or, les deux dates sont l’anagramme chiffrée l’une de l’autre ! Voici huit décennies, dans la nuit noire d’un crime génocidaire qui ne s’inscrit pas à l’échelle humaine, l’Eglise tint le flambeau de l’humanité, en phase avec la mission qu’elle s’assigne. Ce fut une réconciliation annonçant le Concile, celui de Vatican II. Méditons la phrase d’André Chouraqui qui, à l’opposé des crématoires enfin éteints, décrivait « le feu de l’Alliance qui brûle pour nous tous et en nous tous ». La fraternité interreligieuse se construit ainsi chaque jour, au plus haut niveau et sur le terrain.
«A la grâce de Dieu», Les Eglises et la Shoah. Du 17 juin 2022 au 23 février 2023, Mémorial de la Shoah.
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