Je m’ignorais christianophobe. Comme beaucoup, j’observais les catholiques pratiquants avec une indifférence passablement arrogante et amusée. Je tolérais le son des cloches de l’église Saint-François-Xavier comme je tolère l’apprentissage de la trompette par mon voisin du 5e. Mon athéisme, à la fois snobinard et mou, se plaisait à croire que, comme le dit Chantal Delsol, « les catholiques traditionalistes sont couramment incultes, mais extrêmement civilisés ». À en juger par les réactions des milieux cathos intégristes au spectacle de Roméo Castellucci joué au Théâtre de la Ville, Sur le concept du visage du fils de Dieu, seule la première partie de la remarque est vraie. Peut-être faut-il, cependant, se réjouir de voir les tribus barbares autochtones se soulever avec une rage et une fureur comparables à celles des tribus allogènes.
Les catholiques peuvent certes se sentir offensés par ce que certains qualifient de « vision volontairement scatologique de la figure du Christ », encore que leur opinion soit uniquement fondée sur les critiques de la pièce ou sur les photos circulant sur Internet. Ils peuvent se sentir indignés à la lecture de l’amas d’ignominies publié par Libération sous le titre « À bas toutes les calottes, noms de dieux ! Oui, mais encore ? », dans lequel la Croix est qualifiée de « bout de bois pesant » et les organisateurs des manifestations anti-Castellucci de « sous-traitants un peu fachos de la Vatican Inc. ». Même Michel Onfray affirme qu’« on peut provoquer sans insulter les gens ».
Il serait cependant appréciable que les catholiques comprennent qu’ils vivent parmi des gens qui sont tout autant ulcérés par le message de l’abbé Régis de Cacqueray, paru dans France catholique, où il est question, je cite, de « rafles de catholiques » auxquelles aurait eu recours la police en procédant à l’interpellation des défenseurs les plus hardis de l’honneur du Christ. Qu’on se moque plus ou moins gentiment des cathos, je veux bien l’admettre. Qu’on offense, ouvertement ou sous couvert d’une quelconque production artistique, la symbolique chrétienne, je le reconnais et le regrette. Mais lorsque j’entends que les chrétiens sont discriminés, voire persécutés en France, je rigole. Or, le slogan des manifestants, devant le Théâtre de la Ville, n’était pas « Les moqueries, ça suffit ! » mais « Christianophobie, ça suffit ! ».[access capability= »lire_inedits »]
Qu’est-ce que la « christianophobie » ? L’expression maladroite d’une réalité vécue par les chrétiens dans certaines parties du globe ou ressentie dans d’autres. Le concept a été adopté par l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) en mars 2009 et figure dans une vingtaine de documents officiels des Nations unies. Mais peut-on soutenir que les chrétiens vivant en France ou ailleurs en Europe sont menacés dans leur intégrité physique, dans leur liberté religieuse ou dans leur liberté de conscience, comme le sont pour de bon leurs coreligionnaires disparus au Moyen-Orient ou en Asie centrale ? Cette question incongrue a pourtant été l’objet d’une journée d’études organisée par AED (Aide à l’Église en détresse), une association qui secourt les communautés chrétiennes en détresse à travers le monde. Par une de ces blagues dont l’Histoire est coutumière, le colloque intitulé « Le christianisme aura-t-il encore sa place en Europe ? » se déroulait à l’Espace Charenton, où s’étaient tenues les Assises contre l’islamisation de l’Europe. « On devait initialement tenir ce colloque dans un autre endroit, mais cela nous a été refusé parce que le sujet était trop sensible et sous prétexte que notre liste d’intervenants était trop homogène », a précisé Marc Fromager, le directeur de l’AED.
L’objectif affiché était de trouver une réponse chrétienne aux agressions et provocations. L’heure n’est plus à tendre l’autre joue. Si le terme de « christianophobie » n’a été utilisé qu’avec parcimonie durant la journée, les intervenants, à l’exception notable de Chantal Delsol, ont rivalisé dans l’acharnement pour recenser le moindre cas d’intolérance ou de discrimination à l’encontre de la communauté catholique. Martin Kugler, patron de l’Observatoire de l’intolérance et de la discrimination contre les chrétiens, a fait un tabac en parlant de Monsieur Untel, licencié pour avoir émis une opinion défavorable sur les unions de personnes de même sexe, puis de ce médecin espagnol victime de pressions parce qu’il refuse de pratiquer l’IVG. Sans oublier ces fonctionnaires publics, catholiques pratiquants, qui, dans bien des pays européens, sont désormais obligés de marier les homosexuels sans piper mot. Comment s’opposer aux associations LGB… « Comment dit-on, déjà ? Vous savez, il s’agit d’organisations gay, lesbiennes… Je ne suis pas trop renseigné là-dessus. » Rires dans la salle. « Enfin, vous savez de quoi je parle. Ils sont puissants parce que financés par l’Union européenne et très soutenus par les médias. Ils jouent sur l’intimidation. »
Evêque de Luçon, Alain Casteta a déploré les conversions d’opportunisme qui font que « l’on rencontre aujourd’hui des musulmans aux yeux bleus en Bosnie-Herzégovine ». Le géopolitologue Alexandre Del Valle a raconté avec accablement que Le Nom de la rose, « un livre qui ne peut pas être considéré comme favorable au christianisme », était l’unique référence au monde chrétien dont disposaient ses étudiants. Enfin, repérée dans la salle et grandement saluée, Christine Boutin a été sommée de répondre à la question posée dans l’intitulé du colloque. « Je crois en Christ. Notre vie terrestre n’est qu’un passage, mais il est évident que l’Europe restera chrétienne », a-t-elle lancé depuis le podium. Curieuse de savoir ce que serait concrètement « l’Europe chrétienne », je lui ai demandé si elle reviendrait sur le droit à l’avortement ou sur le PACS. « Vous savez, m’a-t-elle répondu, avec la société, c’est un peu comme dans la famille. Vous ne parlez pas à votre enfant de 15 ans de la même façon que quand il en avait 5. Il est clair que, si on organisait un référendum sur l’avortement, personne ne voudrait revenir là-dessus. » J’ai alors compris que j’étais venue à la rencontre d’un monde assiégé, sinon déjà perdu.
Femme d’apparence austère, voire ascétique, Chantal Delsol a osé la franchise, frôlant même le mea culpa : « Nous sommes mal-aimés, c’est une évidence. Je pense que nous payons les fautes et les erreurs de nos ancêtres. L’Église a été longtemps en situation de domination. Elle n’en a pas profité pour être tolérante. C’est à nous de payer l’addition. Payons-la. Le christianisme n’est pas persécuté en Europe, mais il n’a plus de poids. Nous devons apprendre à vivre sous un statut minoritaire. » La salle a mollement applaudi. Quand vous avez 70 ans et que vous vous déplacez jusqu’aux confins du 12e arrondissement, ce n’est pas pour vous entendre dire que vous devez accepter d’être minoritaire et que, de surcroît, la responsabilité en revient à vos ancêtres.
J’ai toujours adoré détester les catholiques traditionalistes pour tout ce à quoi ils ont renoncé, et parce qu’il exigent des autres qu’ils les suivent : la morale épicurienne et la raison froide, le divorce et la pilule, le nomadisme spirituel et l’espérance d’un salut ne venant pas de la foi. Je n’accepterais pas que le mariage de deux personnes du même sexe ne puisse être célébré, partout où cela est légalement admis, pour cause d’objection morale d’un fonctionnaire public. Et puisque je n’ai pas l’habitude de jeter des œufs pourris sur quiconque et pour quelque raison que ce soit, je n’admettrai pas que les autres le fassent parce qu’ils jugent blasphématoire une pièce de théâtre, un film ou un tableau. Entre le public de l’Espace Charenton et moi, il y a des années-lumière. Comment faire pour vivre ensemble ?
La question est assez théorique dans la mesure où il est vrai que les chrétiens pratiquants pèsent de moins en moins lourd, même si rien n’annonce − et fort heureusement − leur extinction en Europe, comme en témoignent les records de fréquentation battus par Des Hommes et des dieux ou par Le Grand silence. Aux catholiques et à eux seuls de faire les efforts d’adaptation et les concessions nécessaires pour trouver un modus vivendi acceptable pour tous. L’ensemble des citoyens de l’Union européenne pourrait se rallier à leur bataille pour inscrire l’héritage chrétien dans la Constitution européenne, pour la simple raison qu’il s’agit d’une vérité historique incontestable. Peut-être devraient-ils commencer par réapprendre à s’aimer, comme l’a déclaré Alexandre Del Valle. Non, leur voix n’est pas immanquablement ignorée ou rejetée parce qu’elle est catholique. Dans les débats actuels ou à venir sur la bioéthique, l’euthanasie, l’économie libérale, la mondialisation, ils sont et seront écoutés sinon entendus. Mais certains de leurs combats sont perdus à jamais. Ils doivent l’admettre au lieu de se lancer dans la grande compétition victimaire. Parce qu’en plus, ils ne la gagneront pas.[/access]
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