Dans sa recension du livre-programme d’Arnaud Montebourg, Daoud Boughezala affirme, sondages à l’appui, que les « élites mondialisées » constituent le « dernier bastion des défenseurs de la mondialisation ». Je conteste cette allégation. Sans appartenir à ces fameuses élites mondialisées, je suis un fervent défenseur de la mondialisation et du libre-échange. Voici pourquoi.
La désindustrialisation est un progrès
L’idée selon laquelle la mondialisation « désindustrialise » la France est un mythe entretenu par certains discours politiques. Si la part relative de l’industrie dans notre économie a bel et bien reculé – de 22% du PIB en 1970 à 11% en 2010 –, cette évolution n’est pas due à la baisse de notre production industrielle – qui n’a jamais été aussi élevée que ces dernières années[1. Ajustée de l’inflation, la production industrielle française (900 milliards d’euros) était 114% plus élevée en 2010 qu’en 1970. Dans le même temps, sa valeur ajoutée (215 milliards d’euros) a doublé (source : Insee)] – mais à une croissance plus rapide des activités de services.
Montebourg et Boughezala, qui montrent la mondialisation du doigt, devraient se demander pourquoi on observe la même tendance aux quatre coins du monde. À l’échelle globale, la part de l’industrie dans le Produit Mondial Brut est en effet passée de près de 27% en 1970 à moins de 17% aujourd’hui. Sur la même période en Allemagne, l’industrie a chuté de 32 % à 17 % du PIB. En l’absence de délocalisations sur Mars, comment s’explique cette inflexion mondiale ? Faudrait-il, pour les chantres du protectionnisme, déplorer la réduction du poids de l’agriculture dans notre économie et en accuser la mondialisation ? Soyons sérieux : combien d’exploitations agricoles ont été délocalisées en Chine ces dernières années ?
Ce que Montebourg et Boughezala appellent « désindustrialisation » résulte, pour l’essentiel, de deux phénomènes concomitants :
– L’externalisation de certains métiers – comme le nettoyage des sites de production –, autrefois considérés comme des emplois industriels, qui sont aujourd’hui comptabilisés dans les « services aux entreprises ».
– Le progrès technologique. Les gains de productivité industriels et agricoles sont tels que « fabriquer des choses » est devenue une activité à faible valeur ajoutée, laquelle utilise infiniment moins de main d’œuvre qu’il y vingt, trente ou cinquante ans. Autrement dit, la valeur réelle des biens industriels baisse, ce qui permet à nos concitoyens –à commencer par les moins fortunés – de bénéficier d’un pouvoir d’achat plus élevé que jamais [2. Un exemple : en 1972, un smicard devait travailler 2 265 heures pour s’offrir une Renault 5 ; aujourd’hui, 1 000 heures suffisent pour acquérir une Twingo].
Le protectionnisme : un jeu perdant-perdant
Pour nous « protéger » de cette « désindustrialisation », on nous propose de mettre en place des politiques protectionnistes. L’Etat devra donc taxer les produits d’importation afin de pénaliser les entreprises étrangères qui ont le culot de nous vendre des produits bon marché. But de la manœuvre : favoriser les entreprises françaises qui nous vendent des produits plus onéreux.
Si le protectionnisme a une conséquence inévitable, c’est bien l’augmentation des prix des produits de consommation – qu’ils soient importés et surtaxés ou made in France à l’abri de la concurrence étrangère. Dans tous les cas, que vous soyez millionnaire ou pauvre comme Job, vous verrez votre pouvoir d’achat chuter.
« Cela créera des emplois en France », m’objectera-t-on. Taxés sur leurs produits importés, les industriels qui souhaitent nous vendre des chemises seront, si on suit ce raisonnement, incités à relocaliser leur production en France, donc à embaucher une main d’œuvre française. N’ayant plus à craindre la « concurrence déloyale » des Chinois, Tunisiens et autres Turcs, ils vendront leurs chemises plus cher. Seulement, ce qu’oublient les protectionnistes, c’est qu’il y a de fortes probabilités pour que nous achetions moins de chemises. Les industries textiles relocalisées en France, subissant une baisse de la demande, seront sans doute amenées à licencier. Et on reviendra à la case départ avec, en prime, l’effondrement du pouvoir d’achat. L’industrie française nouvellement « démondialisée » sortira nécessairement affaiblie de ce jeu « perdant-perdant ».
Nos apprentis-sorciers semblent aussi oublier qu’une part considérable des biens et services que nous consommons aujourd’hui nous est devenue accessible grâce à la mondialisation. Fermez les frontières et leur production ne sera pas relocalisée en France mais disparaîtra purement et simplement. Car personne n’aura plus les moyens de se les payer. Avec les chemises bon marché produites en Chine, disparaîtront les emplois qu’elles ont créés en France (transporteurs, stylistes, vendeuses en boutique…). Ajoutez à cela les inévitables mesures de rétorsion du gouvernement chinois et des entreprises comme L’Oréal, Legrand ou nos producteurs de Cognac[3. Pour information, 95% de la production de Cognac française est exportée – notamment en Chine (troisième marché mondial) – et cette industrie fait vivre environ 50 000 personnes et leurs familles] s’écrouleront à leur tour.
Un égoïsme moyen-âgeux
Finalement, Daoud Boughezala reproche à Arnaud Montebourg de se raccrocher « à l’illusion d’un intérêt général européen ». En somme, Montebourg postule l’existence d’un intérêt général européen en contradiction avec celui des non-Européens tandis que Boughezala lui oppose un intérêt général français incompatible avec celui des étrangers. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? N’existe-t-il pas un intérêt général provençal distinct de celui des non- provençaux ? Quid de l’intérêt général des Marseillais ? Est-il compatible avec celui des non-marseillais ? Messieurs Montebourg et Boughezala peuvent-ils m’expliquer en quoi l’intérêt général de ma petite famille est incompatible avec celui de mes voisins ?
La conception égoïste d’un « intérêt général » indépendant de nos intérêts individuels constitue le premier fondement de l’Etat totalitaire. La conclusion logique de cette irréductible divergence d’intérêts entre Français et Allemands devrait nous conduire, comme l’écrit Daoud Boughezala, à « envoyer nos chars Leclerc à Baden-Baden ».
Un monde violent où l’on produit et consomme localement, on a déjà essayé : cela s’appelle le Moyen Âge.
*La photo a été prise à Glyfada, un quartier du sud d’Athènes
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