Le Cherche Midi publie un recueil de dessins choisis et présentés par Philippe Geluck du plus incendiaire des caricaturistes du XXᵉ siècle.
À intervalles plus ou moins réguliers, Chaval, de son vrai nom Yvan Francis le Louarn (1915-1968) revient hanter l’histoire du dessin d’humour français. Tous les cinq ou dix ans, son trait sans rédemption possible, sec comme un coup de trique, à l’anarchisme non revendicatif, abyssal par sa profondeur, qui ne se veut pas rigolo du tout, agit comme un uppercut. Il met le feu à chaque page. Les lecteurs d’hier et d’aujourd’hui ne peuvent résister à la noirceur de ce bourgeois bien sous tous rapports qui finira par se suicider au gaz. On ne lui reconnaît aucun véritable successeur et cependant, tous les dessinateurs, de Cabu à Sempé, de Bretécher à Reiser, ont puisé dans cette œuvre asphyxiante, la force du désespoir et aussi les raisons de persévérer dans une profession jadis ingrate désormais mortifère. Chaval a semé la zizanie dans la presse écrite, à Match, au Nouvel Observateur, à Sud Ouest ou au Figaro Littéraire, en pratiquant une caricature éminemment politique sans s’attacher à un quelconque sujet d’actualité ; il fut le maître d’une forme d’illustration assassine à la violence sous-jacente et aux ressorts nihilistes. Chaval croque l’indifférence et la méchanceté des Hommes, le ridicule et le pathétique de personnages transparents qui ressemblent physiquement à Alexandre Vialatte ou à Jacques Dufilho, l’arrogance vaine des vies normales était peut-être sa seule minuscule joie intérieure. Il décale notre regard et désoriente nos réflexes de pensée par un style narratif radical. Ses légendes, raides et nerveuses, rappellent le talent d’un Félix Vallotton. Mais de quoi pouvait-il bien rire ? Pierre Ajame qui publia un livre posthume d’entretien avec lui, affirmait à la Radio Télévision Suisse en 1976 que Malraux parlant de l’Espagne pouvait l’amuser. Ce type-là commence à nous plaire. Dans son appartement « lugubre » de la rue Morère, près de la Porte d’Orléans, Chaval seul, à la misanthropie galopante et instable, fustige les cons, grand ensemble dans lequel il ne s’extrait pas. Chez lui, tout est con, dérisoire, futile, un peu las et un peu bête. Avec Chaval, le lecteur se prend directement un mur en pleine face et il en redemande. Il est sans filtre, donc nocif, donc indispensable. Il ne plairait pas à nos nouveaux inquisiteurs qui veulent, soit nous culpabiliser, soit nous éduquer, le dessin de Chaval se suffit à lui-même.
Son esthétique puissamment débarrassée d’artifices doit beaucoup à son travail de graveur. « Il détestait le style artiste » affirmait Pierre Ajame. Il avait appris son métier à l’Académie des Beaux-Arts de Bordeaux et vénérait la technique pure. Il était classique, ce qui en faisait déjà, à son époque, un anticonformiste. Il préférait Buster Keaton à un Chaplin trop larmoyant. Il ne dirigeait pas son crayon contre le système, contre une autorité particulière et militait encore moins pour une cause. Sa dissidence naturelle, presque maladive, le poussait à voir l’absurdité du monde dans la banalité de comportements anodins. Sa légende noire aura été sa meilleure publicité pour durer dans le temps. Il reste le plus extrémiste des dessinateurs qui a réussi à ne pas se parjurer dans la vulgarité ou la provocation facile. Il aura été très loin dans l’humour à froid. Cet admirateur de Pierre Etaix et de Samuel Beckett, qui avait pour ami Bosc, réapparait donc régulièrement dans les rayons des librairies. Je me souviens d’avoir fait sa connaissance en 1995 avec le recueil Chaval inconnu déjà publié par Le Cherche Midi. L’éditeur continue cet automne son travail d’exploration en faisant paraître La vie selon Chaval, une sélection de dessins choisis par Philippe Geluck, l’un de ses plus grands fans. « Il traite des gens ordinaires et des sujets de tous les jours, mais dans une résolution qui agace ou subjugue. Cela ne ressemble à rien de ce qui existe, tant par les idées que par leur réalisation formelle » avertit le créateur du chat dans sa préface. « Le public s’est-il rendu compte de l’immensité de ce qu’il apportait ? Je ne le pense pas » regrette le dessinateur belge. Chaval qui excellait dans le muet et était ravageur dans la phrase courte, ne risque pas de tomber dans l’anonymat. Car son absence de message est bien la seule chose compréhensible et audible dans notre société actuelle.
La vie selon Chaval – Dessins choisis et présentés par Philippe Geluck – Le Cherche Midi
La Vie selon Chaval - Dessins choisis et présentés par Philippe Geluck
Price: 16,50 €
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