Début juin, le parti islamiste tunisien Ennahda[1. Initialement appelé Mouvement de la Tendance Islamique (MTI), le nom du parti Ennahda signifie renaissance, en allusion à la période de bouillonnement intellectuel, moral et religieux intense dans le monde arabe que fut la fin du XIXe siècle] a célébré ses trente ans d’existence. Mais la vraie fête avait eu lieu le 14 janvier, avec le départ de Ben Ali pour Jeddah. Cadeau inespéré pour Ennahda qui, interdit depuis vingt ans, profite d’événements qu’il n’a ni provoqués ni accompagnés. À son retour d’exil fin janvier, Ghannouchi est acclamé par des foules de femmes voilées extériorisant enfin leur adhésion à l’islam politique, chose impensable quelques semaines auparavant. Ce jour-là, le fringant septuagénaire a probablement compris qu’une page se tournait en Tunisie, pays dont le père de l’indépendance osait narguer les musulmans pratiquants en buvant un jus d’orange à la télévision en plein ramadan.
La frange laïque et occidentalisée de la bourgeoisie tunisienne a assisté au retour de Ghannouchi avec un mélange d’effarement et de circonspection. La veille de l’arrivée du cheikh, un cortège rassemblait à Tunis des milliers de femmes redoutant que l’islamisme social et politique confisque la révolution et mette à mal leurs droits chèrement acquis. Laïques, les manifestants se disaient prêts à intégrer un parti islamiste dans le jeu démocratique mais entendaient aussi adresser un message aux islamistes : nous pèserons dans le rapport de forces qui façonnera la Tunisie post-révolutionnaire.
Il faut dire que la condition de la femme tunisienne n’était pas (si) rose (que cela) sous Ben Ali. La propagande de Zine et Leila a construit l’image idyllique et artificielle d’une femme tunisienne émancipée à 100%, figure aussi réaliste que la kolkhozienne radieuse des films officiels soviétiques. Depuis que le jeu de chaises musicales idéologique a commencé, l’interdiction du voile dans les administrations et les entraves à l’expression de l’islam politique sont devenus des épouvantails agités par les militants d’Ennahda. On les comprend. Après une révolution menée contre le despotisme, pourquoi se priveraient-ils d’apparaître comme des défenseurs de la liberté ?
Les mosquées comme salles de meeting
Au fil des enquêtes d’opinions, Ennahda est donné grand vainqueur des élections législatives d’octobre, avec plus d’un tiers des intentions de vote, loin devant une myriade de petits partis aussi divers qu’inconnus. Rien de très étonnant pour un mouvement politique qui possède autant de cordes à son arc. À la différence de ses principaux concurrents, Ennahda n’a jamais été « mouillé » avec le pouvoir, ni dans l’opposition légale à Ben Ali, pas même dans le gouvernement de transition maladroitement confié, dans un premier temps, au Premier ministre sortant de Ben Ali.
Fort d’un maillage social et territorial qui couvre une grande partie de la Tunisie, le parti de Ghannouchi a les mosquées de quartier comme salles de meeting. Grâce à la défection des clercs oints par l’ancien régime ainsi qu’à la persistance de ses réseaux de solidarité gelés par les années de répression, dans nombre de quartiers, le départ des cadres benalistes a permis aux militants ennahdistes d’installer leurs QG dans les sièges locaux du RCD. Quel que soit son degré de religiosité, la population locale s’accommode généralement de cet état de fait et ne conteste pas la légitimité des lieutenants de Ghannouchi à occuper le vide laissé par le RCD. Une passation de pouvoir larvée s’est déroulée dans plusieurs localités urbaines, là où le parti islamiste recrute la plus grande partie de ses cadres (médecins, ingénieurs…).
Ennahda essaie par ailleurs de faire fructifier ce capital politique déjà coquet en investissant peu à peu le centre du pays d’où est partie la contestation à la fin de l’année dernière. C’est à grands renforts de presse que le mouvement a annoncé l’ouverture d’une antenne locale à Sidi Bouzid, la ville du martyr Mohamed Bouazizi intronisée capitale de la révolution par la grâce des médias. Traditionnellement implanté dans les périphéries des grandes villes, le parti islamo-conservateur pourrait conquérir les bastions ouvriers des campagnes du centre et du sud sensibles à son discours paupériste.
Soucieux de mener à bien la normalisation qui leur permettra de réaliser leurs ambitions nationales, les idéologues du parti poursuivent l’aggiornamento démocratique amorcé depuis plusieurs années par Ghannouchi. Ses fidèles se réfèrent sans cesse à l’AKP turque et à Erdogan qui, comme l’ex- nassérien Ghannouchi, a gravi le cursus honorum des Frères Musulmans. Fraîchement et brillamment réélu, le Premier ministre turc a déjà passé près de dix ans à la tête de la République laïque et les slogans islamistes de l’AKP ne dissuadent ni les investisseurs étrangers ni les touristes, tant s’en faut. À l’image de l’AKP qui conjugue sans mal le soutien du patronat et les suffrages des classes laborieuses pieuses, Ghannouchi espère réunir une coalition sociale majoritaire armé de ce réformisme dévot. Certains diplomates français de haut rang citent d’ailleurs la Turquie parmi les principaux bailleurs de fonds d’Ennahda, aux côtés des Emirats arabes Unis et d’autres pieux alliés des Etats-Unis.
Comme son allié néo-ottoman, Ghannouchi aime surprendre en jouant à front renversé. À l’occasion de la journée internationale de la femme, il s’est ainsi officiellement rallié à l’interdiction de la polygamie[2. Décrétée par Bourguiba- ainsi qu’à l’ensemble du Code du statut personnel qui fit de la femme tunisienne l’une des plus émancipées du monde arabe] et a déclaré soutenir la « fondation d’un Etat démocratique où (seront) respectés les droits et les devoirs de citoyenneté sans discrimination de quelqu’ordre que ce soit, racial, religieux ou ethnique » (sic).
Vierges de tout péché politique, les barbus présentables d’Ennahda bénéficient en outre de l’extrémisme du groupe Hizb-at-Tahrir, qui n’hésite pas à s’en prendre aux prostituées ou à vandaliser les bouges et débits d’alcool tunisiens à des fins de « moralisation » publique. Ouvertement salafistes et violents, ses membres affichent clairement la couleur : ils entendent instaurer une République islamique sur le modèle du califat sunnite. Du pain-bénit pour les ennahdistes qui apparaissent comme d’aimables modérés.
« Allahou Akbar ! »
Jouant à fond la carte de la respectabilité, Ghannouchi exploite inlassablement le registre de la réforme. Le site internet du mouvement arbore fièrement le slogan: « Des réformes avec l’impulsion et l’accord de Dieu ».
Puisqu’il accepte, le pluralisme religieux et les libertés acquises par la femme tunisienne, on finit par se demander en quoi Ennahda diffère des partis classiques. L’omniprésence du sacré dans ses tracts fournit un début de réponse. Dans la phraséologie ennahdiste, tout est mené au nom d’Allah, dont on attend monts et merveilles. Un projet économique ? Des mesures concrètes pour relever les régions économiquement désertées du Centre et de l’ouest tunisien ? N’y comptez pas. Le citoyen tunisien retrouve tout au plus quelques déclarations d’intentions sur la nécessité de réinvestir le Sud Tunisien déshérité et la volonté de tempérer l’économie de marché par une politique de charité islamique.
Pour rassurer les électeurs sans rentrer entièrement dans le rang, Ennahda manie une rhétorique antisioniste rentable à peu de frais. Or, comme l’a noté Henry Laurens, dès la guerre entre Israël et le Hamas de janvier 2009, la solidarité avec les Palestiniens fut le ferment de la mobilisation virtuelle des premiers blogueurs politiques tunisiens. Il suffisait de remplacer « Israël » par « Ben Ali » dans les imprécations antisionistes de la toile tunisienne, et on obtenait les slogans révolutionnaires. Ghannouchi reproduit donc scrupuleusement la prose anti-israélienne des blogueurs tunisiens. Une nouvelle fois, les ennahdistes recyclent un procédé-phare de l’AKP qui, des admonestations publiques d’Erdogan contre Shimon Peres à l’affaire de la flottille, tente d’arracher à l’Iran le statut disputé d’antisioniste numéro un.
En s’appropriant ce champ de contestation consensuel, Ennahda fait la preuve de son intelligence stratégique. Ses militants ne se contentent pas de scander « Allahou Akbar » comme des millions de musulmans manifestant à travers le monde. Ils revendiquent – à raison – la primeur de l’islam politique en Tunisie et, pour capter l’émotion collective et surfer sur le regain de pratique des Tunisiens, ne lésinent pas sur les références à l’identité islamique de la Palestine. c’est que des libres-penseurs aux islamistes, l’invocation d’Allah constitue aujourd’hui la grammaire politique incontournable des revendications sociales, économiques ou culturelles des masses arabes révoltées. L’hégémonie islamique sur le champ culturel arabe et tunisien pourrait offrir à Ennahda une force de projection identitaire sans commune mesure avec sa capacité de gouvernement. Reste à savoir si Ennahda pourra transformer ce capital identitaire en passant de la contestation clandestine à l’éthique de responsabilité d’un parti de gouvernement. Pour l’instant, les Tunisiens observent qu’Ennahda est aussi loin d’Erdogan que Bourguiba l’était d’Atatürk…
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