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Ruée vers l’Europe: la Tunisie dans un étau

Le gouvernement tunisien a provoqué un résultat inverse à celui auquel il s’était engagé à Bruxelles en juillet...


Ruée vers l’Europe: la Tunisie dans un étau
La garde nationale tunisienne intercepte un bateau de migrants au large de la Tunisie, 1er juin 2023. ©Yassine Mahjoub/SIPA

La Tunisie est devenue le principal point de passage des migrants subsahariens vers l’Europe. Mais à la différence du Maroc et de l’Algérie, elle n’instrumentalise pas ce chaos à des fins politiques. Ce pays dépassé par la crise est pourtant négligé par l’UE.


Peut-on continuer à faire confiance à la Tunisie pour garder la frontière sud de l’Europe ? En juillet dernier, le gouvernement tunisien ratifiait à Bruxelles un accord visant à contenir les flux de migrants clandestins vers l’Europe en contrepartie d’une promesse de soutien financier avoisinant le milliard d’euros. Moins de deux mois plus tard, Tunis a largement fait les preuves de son incapacité à honorer sa mission et l’Europe se retrouve à nouveau prise au piège de sa politique de voisinage.

Afflux massifs à Lampedusa

Au cours du mois d’août, trois bateaux partis des côtes tunisiennes se sont échoués au large de Lampedusa, causant la mort de 41 personnes, dont trois enfants. Mi-septembre, 12 000 migrants clandestins originaires d’Afrique subsaharienne accostaient en quelques jours sur l’île italienne après avoir emprunté la même route maritime, provoquant en Europe un effet de sidération et une cacophonie de réactions. Dans le même temps, une délégation de la commission des affaires étrangères du Parlement européen, qui avait critiqué les méthodes du gouvernement tunisien pour lutter contre l’immigration clandestine subsaharienne, se voyait interdire l’accès au territoire tunisien.

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Faut-il soupçonner la Tunisie d’avoir sciemment organisé cet afflux massif de migrants sur l’île européenne la plus proche de ses rives pour exercer un chantage sur les capitales européennes ? Les précédents sont nombreux. En mai 2021, en réaction à l’accueil du chef des indépendantistes sahraouis du Front Polisario en Espagne, le Royaume du Maroc avait délibérément laissé 8 000 migrants franchir les frontières des enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla en moins de vingt-quatre heures. On pense aussi à la stratégie turque d’instrumentalisation des flux migratoires sur les frontières grecques dans les années suivant la signature d’un premier pacte sur les migrations avec l’UE en 2016. Les coups de pression migratoire s’accompagnaient de déclarations menaçantes du président Erdogan, qui promettait l’arrivée d’« un million de migrants » supplémentaires en Europe pour contraindre l’UE à relancer son processus d’adhésion et à lui octroyer davantage d’aides financières.

L’afflux massif de migrants en provenance de la Tunisie sur l’île de Lampedusa ne s’est pas accompagné de menaces explicites ou de revendications implicites à l’endroit des capitales européennes. Au contraire : quelques jours après le déclenchement de la crise de Lampedusa, la télévision tunisienne communiquait ostentatoirement sur les opérations sécuritaires lancées sur la côte est du pays, dans le gouvernorat de Sfax. Celles-ci auraient empêché l’émigration de 200 migrants subsahariens et le départ de deux embarcations clandestines.

L’événement migratoire de Lampedusa est pourtant le produit direct des décisions prises par le gouvernement tunisien pour tenter de gérer la crise migratoire à l’intérieur de son propre pays. Début juillet, dans un contexte de tensions extrêmes entre la population tunisienne et les immigrés subsahariens, la ville de Sfax a été pendant plusieurs jours le théâtre d’affrontements à la suite du meurtre d’un Tunisien par un clandestin camerounais. Des milliers de migrants ont été chassés de la ville par les foules, puis dispersés par les forces de sécurité dans des zones désertiques aux portes de l’Algérie et de la Libye, ainsi qu’au nord de Sfax, dans de petites localités situées sur le littoral qui servaient déjà de points de départ vers les côtes européennes. Début septembre, les autorités ont cessé de distribuer de la nourriture aux migrants encore présents à Sfax. Le gouvernement tunisien a donc provoqué une vive augmentation des flux migratoires illégaux, soit un résultat inverse à celui auquel il s’était engagé à Bruxelles en juillet dernier.

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À la différence du Maroc et de la Turquie, la Tunisie ne semble pas avoir instrumentalisé les flux d’immigrés clandestins vers l’Europe à des fins politiques. Pour autant, la crise migratoire de Lampedusa et celles déclenchées aux frontières de l’Espagne et de la Grèce par Rabat et Ankara ont la même conséquence géopolitique : en révélant la vulnérabilité croissante des frontières européennes aux faiblesses méditerranéennes et africaines, lesquelles ne cessent de s’amplifier, elles instituent une nouvelle dépendance des États européens.

En Afrique subsaharienne, peu d’effort aux frontières…

Peut-on pour autant se passer du concours des États de la rive sud de la Méditerranée pour garantir la sécurité de nos frontières extérieures et reprendre la main sur notre politique migratoire ? Depuis dix ans, les opérations de police maritime conduites par les Européens en Méditerranée centrale (Mare Nostrum, Triton, Sophia, Themis) ne cessent de monter en puissance et de révéler leurs limites. L’escalade des tensions diplomatiques avec les pays situés sur la rive sud de la Méditerranée joue systématiquement en défaveur des intérêts européens. Comment expulser des immigrés présents clandestinement en France, en Espagne ou en Italie si leurs pays d’origine refusent de les rapatrier ? Depuis 2017, la Russie profite des dissensions entre la France et l’Algérie pour renforcer son alliance militaire avec le régime d’Alger. En six ans, la flotte maritime militaire russe a effectué six démonstrations de force en face des côtes européennes, alors que la Russie n’a aucun accès à la mer Méditerranée. A-t-on intérêt à laisser d’autres États voisins tomber dans l’escarcelle d’un régime ouvertement hostile à la stabilité des frontières européennes ?

Il est désormais tout aussi illusoire de compter sur l’efficacité de gardes-frontières nord-africains, dont les frontières sont elles-mêmes morcelées par la désorganisation de leur voisinage subsaharien, que d’imaginer reprendre le contrôle sur notre politique migratoire en leur tournant le dos. La porte sud de l’Europe sera fragilisée tant que les sociétés d’Afrique du Nord seront déstabilisées par des vagues d’immigrés subsahariens fuyant la misère, le réchauffement climatique, la violence politique des putschs, les massacres de Wagner et l’expansion des groupes armés terroristes dans la sous-région ouest-africaine. Désormais, c’est en Afrique subsaharienne que se joue l’avenir de la paix entre les deux rives de la Méditerranée.

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Loup Viallet est spécialiste de l'économie et la géopolitique du continent africain. Auteur de La fin du franc CFA (VA Éditions, octobre 2020).

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