Longtemps exception féminine dans le monde du journalisme rock, Laurence Romance fait connaître en France les figures mythiques et sulfureuses de l’histoire de cette révolution
culturelle, dont ce musicien raté des sixties, devenu célèbre pour avoir orchestré le meurtre de Sharon Tate et d’autres, Charles Manson. Portrait.
Laurence Romance me reçoit dans sa chambre, « d’enfant de la forêt » comme elle se plaît à qualifier son antre, version féminine du repaire du Des Esseintes de Huysmans : ambiance gothique et plafond étoilé qui rappelle sa féminité de petit lutin rock’n’roll. Morticia Addams meets Suzi Quatro. Cette enfant du rock apporte sa fraîcheur au sein du milieu très masculin du journalisme musical, peut-être même l’a-t-elle bouleversé.
Charles Manson, ungrateful dead
Le prétexte de notre rencontre, c’est l’ouvrage qu’elle a traduit, Charles Manson par lui-même, publié par les éditions Séguier en mai 2019 pour le cinquantième anniversaire du terrifiant imbroglio qui fit exploser l’Amérique du « Summer of Love ». Ce sont des entretiens que le mythe le plus sulfureux et diabolique engendré par l’Amérique a accordés en prison.
Dans sa bibliothèque, on croise Huysmans, mais aussi Léon Bloy ou Villiers de L’Isle-Adam et son Ève future…
Dans cet ultime témoignage et témoignage ultime, Manson se raconte sans filtre, de son enfance fracassée à la nuit sanglante où Sharon Tate, parmi d’autres sacrifiés, perdit deux vies : la sienne et celle de son bébé. Derrière ses aveux qu’il arrange forcément à sa sauce, c’est une histoire de l’Amérique qui se dessine, de la vie sordide des oubliés du rêve américain à la flamboyance hollywoodienne qui lui parut pendant un temps accessible. Cette rencontre de deux mondes, comme un précipité chimique qui finit en tragédie barbare, est très bien analysée par Simon Liberati dans California Girls. Ce drame, écrit-il dans la préface, est « le fruit d’une mauvaise alchimie, la rencontre d’un musicien intelligent et rêveur au cœur plein de rancune et de l’été de l’amour qui amena des jeunes filles bien élevées à abandonner leurs vies bourgeoises et à le suivre sur des sentiers qui ne menaient nulle part dans cette Californie encore pleine de sortilèges du vieil Hollywood et du diabolisme indien ». Les sortilèges maléfiques de Manson – que Dennis Wilson, beau gosse et batteur des Beach Boys, qualifiait de « sorcier » (wizard) – ont aspergé de soufre et de sang le nouvel Hollywood des hippies.
Après des années de prison, notamment pour proxénétisme, Manson débarque en Californie, passant sans transition du monde corseté des fifties au monde débridé des sixties, qu’il devine fait pour lui. Il organise une communauté de gamines en perdition vite soumises à son talent pour la tchatche et le sexe. D’après ceux qui l’ont approché, ce petit bonhomme de 1,54 mètre est manipulateur, séducteur, charismatique au point de charmer les musiciens les plus en vue de l’époque, dont Dennis Wilson.
Charlie a une obsession : devenir musicien. Ayant infiltré le sérail de Los Angeles, il croit que son heure est venue, mais, incarcéré pendant des années, il a raté la décennie qui a bouleversé le rock’n’roll. Les jeunes ne vibrent plus au son d’Elvis, mais des Doors ou de Grateful Dead. Encore une fois, il est laissé pour compte. Et comme le chante Neil Young dans Revolution Blues, « he can’t take rejection » (« il ne supporte pas d’être rejeté »).
C’est sans doute se venger des puissants d’Hollywood que le diablotin aux yeux déments a envoyé sa « family », les filles « engouroutées » et droguées, perpétrer un des crimes les plus macabres du xxe siècle. La machine à fantasmes a accouché de nombreuses hypothèses. On a dit qu’il était à la solde de la CIA, payé pour détruire le mouvement hippie, que la tuerie n’avait été qu’un banal règlement de comptes pour une affaire de drogue ou encore qu’il voulait libérer Bobby Beausoleil, emprisonné quelques mois plus tôt pour le meurtre d’un professeur de musique.
Finalement, peu importe. « Puisque rien n’est vrai tout est permis », proclamaient les Magiciens du Chaos, des disciples d’Aleistair Crowley, sorcier sataniste pop. Perdant maléfique qui mit en scène le chaos de la société américaine, Manson aurait pu en faire sa devise.
Si Laurence Romance, qui a réalisé la dernière interview filmée de Kurt Cobain et traduit son journal intime, s’est intéressée à Manson, c’est par fascination pour le mythe, pas pour le personnage. Lorsque celui-ci meurt en 2017, elle découvre que les entretiens parus en 1986 aux États-Unis n’ont pas été traduits en France et se démène pour trouver un éditeur.
Romance vient d’un coin perdu de France, une région de marais à proximité de Saint-Omer dans le Pas-de-Calais, Manson de l’Ohio, en plein Midwest. Deux endroits que l’on qualifierait aujourd’hui de périphériques. Tous les deux sont issus d’un milieu populaire. La comparaison s’arrête là.
Les parents de la future compagne de Nick Kent, légendaire journaliste de rock british, tenaient un café. Elle en a gardé sa gouaille ainsi qu’une certaine connaissance de l’alcoolisme et des bagarres qu’il provoque, qui explique peut-être son goût pour le metal, mouvement musical extrême. Après le lycée qu’elle quitte avant le bac, elle va vivre à Lille où elle enchaîne des petits boulots, d’ouvreuse de cinéma à vendeuse de barbes à papa. Elle connaît ensuite le chemin classique qui mène à la gloire ou pas. Chanteuse dans un groupe lillois, Radio Romance, qui lui inspire son pseudo, elle se lance à la conquête de Paris où, parrainée par l’incontournable Patrick Eudeline, elle devient la madame rock de Libération sous la direction de Bayon. Elle prête aussi sa plume, volontiers acide, à Best, Rock & Folk, aux Inrocks, ainsi qu’à Rolling Stone où elle traite des sujets de société. Laurence aime virevolter, de journaux en journaux, de sujets légers en interviews cultes, de la presse écrite à la télé. Cheveux vermillon et tenues gothiques pop, elle est connue du grand public pour « Rock Express », l’émission qu’elle a présentée sur M6 pendant cinq ans, ce qui lui vaut d’être traitée de vendue par les gardiens du temple.
Mais le rock est loin d’être sa seule vie. Comme beaucoup de protagonistes du dernier âge d’or du rock’n’roll, elle voue un culte aux auteurs fantastiques et gothiques ainsi qu’à la littérature dite décadente de la fin du xixe. Dans sa bibliothèque, on croise Huysmans, mais aussi Léon Bloy ou Villiers de L’Isle-Adam et son Ève future. Sa préférence va cependant à Rémy de Gourmont, obscur bibliothécaire qui déploie dans Sixtine, roman de la vie cérébrale, son idéalisme désenchanté.
Chez Romance, la vitalité l’a emporté sur le désenchantement. Elle se consacre aujourd’hui à la traduction, notamment celle des ouvrages du British de sa vie, Nick Kent, dont elle a fait paraître un recueil d’articles, The Dark Stuff : l’envers du décor, et l’autobiographie, Apathy For the Devil, publiée en France avec le sous-titre Les seventies, voyage au cœur des ténèbres.
Cette « branleuse » comme elle se qualifie, a découvert un peu ébahie via les réseaux sociaux qu’elle était devenue une « passeuse » pour les nouvelles générations. Après s’être plongée pendant des années dans les ténèbres mansoniennes, elle envisage d’écrire son autobiographie.
Charles Manson par lui-même, propos recueillis par Nuel Emmons (trad. Laurence Romance), Séguier, 2019.