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La Tiers-mondialisation de l’Europe


Canal St Martin, Paris. Photo : Arslan.

Coralie Delaume. Vous êtes l’inventeur du concept de « Tiers-Mondialisation », qui lie « Tiers-Monde » et « mondialisation ». De quoi s’agit-il ?

Bernard Conte[1. Bernard Conte est économiste. Il est l’auteur de La Tiers-Mondialisation de la planète, PU Bordeaux, 2009 et milite au sein de l’association Manifeste pour un débat sur le libre-échange.]. Ce qu’Alfred Sauvy appela le Tiers-Monde dans les années 1950 présente des caractéristiques spécifiques : domination externe, soumission à l’échange inégal, structure sociale fortement polarisée entre quelques très riches et l’immense majorité de pauvres…
Ce dualisme sociétal s’estompe pendant la parenthèse de régulation étatique, concomitante aux Trente glorieuses, qui se fait jour dans les pays du Sud. Celle-ci suscite notamment l’apparition d’embryons de classes moyennes, autorisé par un partage plus « égalitaire » de la richesse produite, c’est-à-dire de la valeur ajoutée et/ou de la rente (agricole, pétrolière, minière…). C’est ainsi qu’on qualifie de « miracles » le décollage économique de certains pays du Sud.
La crise du capitalisme des années 1970 va changer la donne. Pour tenter de rétablir des profits en diminution, il est nécessaire de revenir sur les conditions antérieures du partage de la richesse. Cela sera fait par le biais de la mondialisation néolibérale qui étend à l’ensemble de la planète la concurrence entre les individus et les institutions.

La mondialisation ne concerne-t-elle pas essentiellement les pays développés ou les grands « émergents » ?

Disons qu’elle sera imposée aux pays du Sud à l’occasion de la crise de leur dette souveraine du début des années 1980. Les institutions financières internationales (FMI, Banque Mondiale…) vont « sauver » les pays surendettés en leur accordant des prêts pour rembourser les banques créancières qui avaient mal « apprécié » les risques. L’octroi de cette aide est, bien entendu, conditionnée par l’adoption, par les pays bénéficiaires, de politiques de rigueur, les PAS : programmes d’ajustement structurel.
L’ajustement néolibéral procyclique se traduit alors par une profonde régression ramenant les pays concernés au stade du Tiers-Monde d’avant les « miracles ». Outre l’exploitation accrue, voire le pillage des richesses des pays du Sud, ce processus régressif de « Tiers-Mondialisation » entraîne le laminage des classes moyennes constituées pendant les « miracles » et rétablit la structure sociale dualiste typique des pays sous-développés.

« Crise de la dette », « plans de sauvetage », « laminage des classes moyennes »…on croirait vous entendre parler de l’Europe actuelle ! Existe-t-il un risque de « Tiers-Mondialisation » de l’Europe ?

Hélas, oui ! Avec la crise de sa dette souveraine, l’Europe est en train de suivre le même chemin. Les pays bénéficiant de mesures de « sauvetage » sont tenus de mettre en œuvre les mêmes programmes que ceux qui ont conduit à la Tiers-Mondialisation (ou re-Tiers Mondisation) des pays du Sud. Dans ces conditions, la même thérapie produira inévitablement les mêmes effets. L’austérité exigée en contrepartie d’une « aide » financière, c’est la stratégie du pompier pyromane. En phase de récession, l’austérité a des effets procycliques. Elle ne peut donc qu’aggraver la situation.

On entend parfois parler de crise « de la dette », mais aussi de « crise de l’euro ». Certains vont jusqu’à contester que l’endettement public soit un problème. Est-ce votre cas ?

Pas à proprement parler. Je pense que nous vivons une crise de la dette. C’est indéniable. A ce propos, la crise de la dette du Tiers-Monde, débutée en 1982, peut fournir une grille de lecture intéressante. Tout d’abord, cette crise a été présentée comme un problème temporaire, de liquidité. Or il s’agissait en fait d’une crise structurelle, de solvabilité. Cela signifiait qu’une proportion importante des débiteurs ne pourrait jamais rembourser, ce qui est bien plus grave.

Pourquoi cette première lecture volontairement erronée ?

Pour gagner du temps ! En effet, les banques voulaient assainir leur bilan comptable en se défaussant le plus possible de leurs actifs pourris sur les États, sur les Banques centrales… et en provisionnant leurs créances douteuses, voire irrécouvrables. Une fois les banques « sauvées », il est devenu possible de reconnaître officiellement que les débiteurs s’avéraient (au moins partiellement) insolvables, car le fardeau de la dette était insoutenable. Les banques ont alors accepté une décote sur une partie de leurs créances en contrepartie d’une « sécurisation » des remboursements futurs (plan Brady) comprenant, notamment, la poursuite des politiques de rigueur.

Cette expérience vécue par les pays du Tiers-Monde est-elle transposable ? Les pays d’Europe semblent tout de même plus solides !

Peut-être, mais cet exemple constitue malgré tout un scénario possible de l’évolution de notre présente crise. S’il se réalise, encore une fois, le sauvetage prioritaire des financiers aura primé, au prix de la paupérisation du plus grand nombre. Ceci dit, vous avez raison, « notre » crise n’est pas simplement une crise de la dette. C’est une crise systémique : financière, économique, sociale et politique.

Vous affirmez que l’Europe, sous la houlette de Berlin, a troqué le vieux libéralisme contre l’un de ses avatars : l’ordolibéralisme. En quoi consiste cette évolution ?

La source d’inspiration de la construction européenne se situe dans l’ordolibéralisme qui trouve son origine en Allemagne, au sein de l’Ecole de Fribourg. Largement influencé par la pensée luthéro-catholique, l’ordolibéralisme tente de concilier les valeurs chrétiennes et libérales en se démarquant de la « pureté » scientifique du monétarisme d’un Milton Friedman, ou de l’ordre spontané ultralibéral d’un Friedrich Hayek. La traduction de l’ordolibéralisme dans la pratique est l’économie sociale de marché.
Les ordolibéraux considèrent qu’il existe un ordre naturel dont le respect implique une société consensuelle, apaisée et ordonnée, œuvrant pour le bien commun dans le cadre d’une économie de marché. Ils mettent en avant les vertus du marché, dont l’efficience est assurée par la concurrence « pure et parfaite ». Mais celle-ci, pourtant, ne s’établit pas spontanément dans un contexte de pur « laisser-faire », car certains acteurs sont tentés de « fausser » les règles de la concurrence (monopole) pour en profiter.

N’y a-t-il pas un paradoxe à vouloir organiser ce qui est supposé être « pur et parfait » ? Les « ordo » sont-ils encore des libéraux ?

Ils se démarquent justement des autres libéraux en mettant en lumière certains dysfonctionnements du marché. Pour eux, il s’agit de « construire » le bon fonctionnement du marché en assurant la concurrence « libre et non faussée », seule à même de garantir la liberté et la justice sociale. Ce constructivisme explique la raison pour laquelle le capitalisme rhénan est souvent opposé au capitalisme anglo-saxon, considéré comme plus « sauvage ». L’idée centrale de l’ordolibéralisme est de graver dans le droit et, mieux encore, dans la Loi fondamentale, les règles (économiques, sociales) que doivent respecter les agents publics et privés.

Voilà qui explique en partie l’appétence allemande pour la constitutionnalisation de la « règle d’or »…

Tout à fait. Pour les ordolibéraux, la mission principale de l’Etat est de fournir le cadre juridique de la libre concurrence, puis de faire respecter ce cadre. L’intervention de l’État dans l’économie est essentiellement normative, et reste limitée. Par exemple, il ne peut utiliser la politique monétaire car la monnaie est neutralisée, avec une banque centrale indépendante. Celle-ci a pour objectif principal, voire unique, de lutter contre l’inflation.

Cela semble accréditer la thèse d’une Banque Centrale Européenne dont le fonctionnement serait calqué sur celui de la Bundesbank…

Absolument. Par ailleurs, sur le plan social, l’Etat doit fournir un système de couverture sociale qui n’entrave pas le fonctionnement de l’économie de marché. Pour garantir l’ordre social, l’ordolibéralisme se révèle pragmatique. Dans certains cas exceptionnels, définis de façon précise (mouvements cumulatifs de dépression ou de surchauffe de l’économie), à la différence des autres courants du néolibéralisme, l’ordolibéralisme envisage la possibilité d’une action conjoncturelle de l’État, budgétaire ou réglementaire, à condition qu’elle s’avère limitée dans le temps. Le reste du temps, le domaine du politique doit être réduit et isolé. La définition du bien commun ainsi que les moyens pour l’assurer doit revenir à des « experts » et sa réalisation doit être contrôlée par des juges.

Quel lien faites vous avec l’économie sociale de marché, dont vous parliez à l’instant ?

Disons qu’elle est la traduction pratique de la théorie ordolibérale. En Allemagne, de 1966 à 1982, l’économie sociale de marché a connu des adjonctions keynésiennes sous l’influence du parti social démocrate (Willy Brandt, Helmut Schmidt). Le retour progressif aux principes ordolibéraux et à l’économie sociale de marché « purifiée » se fera avec Helmut Kohl et ses successeurs.
Sous l’impulsion de l’Allemagne, la construction européenne se conforme à la doctrine ordolibérale en mettant en place une économie sociale de marché purifiée. Le traité de Maastricht, le traité de Lisbonne, le nouveau traité en projet, les institutions (Banque centrale indépendante notamment) en attestent. Si la domination allemande se pérennise, l’avenir de l’Union sera forcément ordolibéral.

N’est-ce pas là le bon choix ? Après tout, l’Allemagne semble pâtir de la crise moins que les autres. Ses performances économiques ont de quoi faire pâlir d’envie…

Dans le cadre de la construction européenne, la libéralisation des échanges au sein du « grand marché » a permis à l’Allemagne de bonifier ses avantages comparatifs pour aboutir à une spécialisation profitable. Hélas, la dynamique allemande s’est révélée prédatrice pour ses partenaires en imposant une division du travail intra-européenne à son profit exclusif.

Une économie de prédation, non sans ressemblances avec le modèle chinois. C’est en effet la thèse de Jean-Michel Quatrepoint, notamment….

Oui, mais le problème est que cela s’accompagne de la désindustrialisation de certains pays, et de la spécialisation d’autres dans les productions à faibles coûts salariaux, ce qui les condamne tous à une spécialisation « appauvrissante » : sous-traitance, agriculture, tourisme… Ainsi, grâce au processus d’intégration régionale, l’Allemagne, pays central, a progressivement structuré son environnement européen pour construire une sorte de « périphérie » exploitée et dépendante.
Le problème est qu’aujourd’hui, les partenaires européens de l’Allemagne absorbent plus des trois quarts de ses exportations. La crise et les plans de rigueur imposés vont se traduire par une baisse de la demande d’exportations allemandes. Ainsi le succès économique de l’Allemagne n’est-il pas éternel. Si vous me permettez une image, lorsque les gazelles meurent, tôt ou tard, le lion affamé subit le même sort…



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