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La solitude du professeur d’histoire-géographie


Le 5 juillet, Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale, donnait le coup d’envoi de « la concertation sur la refondation de l’école ». Devant 200 personnes rassemblées dans le grand amphi de la Sorbonne, il expliqua qu’il s’agissait de « refonder la République par l’école ». La refondation républicaine, c’est son grand truc, à Peillon : le 26 juin dernier, il en avait effleuré l’idée dans une lettre qu’il avait adressée à « tous les personnels de l’Éducation nationale », tel un Pape qui délivre à ses évêques une exhortation apostolique. On se gardera de faire un rapprochement avec la lettre que Jules Ferry envoya le 17 novembre 1883 aux instituteurs : là où le ministre de l’instruction de la IIIe République, influencé par le protestantisme, vantait la nécessité d’une morale laïque à l’école, Vincent Peillon, qui parle de l’accueil des enfants de moins de trois ans, de la durée de la pause à la mi-journée ou encore des nouveaux emplois d’auxiliaires de vie scolaire, pourrait donner l’impression que l’école est devenue une vaste garderie. Sa lettre n’évite pas le verbiage, notamment parce qu’il se croit obligé d’invoquer la République à tout bout de champ. À force, on pourrait d’ailleurs se demander comment les autres pays, qui n’ont pas la chance d’avoir notre république, disposent d’un système éducatif décent. Le ministre ne parle pas des niveaux d’exigence, constamment revus à la baisse au nom de dogme de l’égalité.

C’est comme si les résultats des élèves importaient peu à l’Éducation nationale : serait-ce pour cela qu’un ministère à la Réussite éducative a été créé? Mais ne faisons pas de mauvais esprit : c’est sur la réforme du lycée, voulue en 2010 par son prédécesseur, que l’on attendait le ministre. Or il s’est contenté d’annoncer que « l’enseignement facultatif d’histoire-géographie prévu par les textes en vigueur sera proposé à tous les élèves de terminale scientifique ». Une façon d’inventer « l’option obligatoire », qui ne répond pas aux attentes des professeurs d’histoire-géographie : les syndicats, comme le SNES, ont immédiatement exprimé leur scepticisme car ils espéraient un allègement du programme et la suppression de l’épreuve anticipée d’histoire-géographie en 1ère S.
Cette épreuve, soufflée à Luc Chatel par feu Richard Descoings, s’avère pourtant être un véritable fiasco. Les nouveaux programmes de Première, lourds et mal conçus, sont trop ambitieux : la somme des connaissances demandée est énorme, si bien que les élèves ont été condamnés à bachoter tout au long de l’année, de façon à préparer une épreuve invraisemblable. Mais un bachotage fastidieux n’est pas gage de réussite : preuve en est, les sujets proposés pour les lycées français d’Afrique et de la péninsule ibérique ne correspondaient pas aux différents cadrages concédés par l’Inspection !

Or enseigne-t-on seulement pour préparer les élèves à passer un examen ? Quelle est la finalité de l’histoire-géographie au lycée? En avril dernier, dans le nº160 de sa revue Pour, la Fédération Syndicale Unitaire (FSU) consacra un dossier aux programmes d’histoire. On découvre que le syndicat reproche aux programmes d’être trop centrés sur la France et d’ignorer l’origine des élèves: « De l’école élémentaire au lycée, on doit interroger l’image d’Épinal construite au XIXème siècle d’une nation française paysanne, descendant d’une Gaule folklorisée, riche de ses grands hommes (les femmes n’existent pas dans cette histoire) et de ses batailles de légende. Il ne s’agit pas de « réécrire » l’histoire au profit de tel ou tel courant historique, mais bien d’élaborer les outils les plus efficaces pour les élèves tels qu’ils sont, avec un objectif, celui de permettre à tous de devenir des citoyens d’une France plurielle et métissée, ouverte à la diversité des cultures, forte de la connaissance d’un passé moins « national » et européanocentré ». Ce discours est caricatural : d’abord, cela fait longtemps que les élèves ne savent plus qui sont Clovis, Jeanne d’Arc, Henri IV ou même Napoléon. C’est aussi ignorer que le programme d’histoire du 2 août 1880, prévoyait, pour la classe préparatoire à l’enseignement secondaire, l’étude de biographies d’hommes illustres du monde entier, parmi lesquels Mahomet, Dante, Vasco de Gama, Christophe Colomb, Galilée, Pierre le Grand ou encore Cook[1. Louis Cons. Biographies d’hommes illustres des temps anciens et modernes, Paris, Delagrave, 1884, 188 pages.].

Fin mai, reprenant l’argumentaire de la FSU, l’historien Nicolas Offensdadt, interviewé dans L’Humanité, dénonçait une instrumentalisation de l’histoire par Nicolas Sarkozy et préconisait une sortie urgente du « roman national ». Cela sous-entend que la seule conception correcte de l’histoire est celle que la gauche nous inculque. D’ailleurs, le nouveau programme de Première, pourtant validé par un ministre de Sarkozy, reprend tous les mythes que la gauche a construit à son avantage, qu’il s’agisse de l’affaire Dreyfus ou du rôle des communistes dans la Résistance.

Car la gauche a l’habitude de faire un usage idéologique de l’histoire. À partir de là, une seule vision du monde doit être enseignée. Il n’est donc pas étonnant que Métronome, le livre du comédien Lorànt Deutsch, qui n’a pourtant aucune prétention scientifique, ait été violemment attaqué par le groupe PCF-Front de gauche du Conseil de Paris au motif qu’il dénigrerait « la Révolution et la Commune »: il n’est pas conforme à l’histoire officielle et son succès, peut-être auprès de lecteurs qui n’aimaient pas l’histoire telle qu’elle est enseignée à l’école, ne peut que déranger. C’est comme si l’histoire était « sous surveillance » pour reprendre l’expression de Marc Ferro.

En fait, depuis les débuts de la IIIe République, l’enseignement de l’histoire n’a jamais été innocent. Alors qu’il s’agissait de construire l’identité et la mémoire de la nation, deux ouvrages, dont la parution est pourtant antérieure aux lois scolaires de Jules Ferry, marquèrent les Français de cette époque: L’histoire de France, d’Ernest Lavisse (1876), que Pierre Nora qualifie d’« évangile de la République », et Le tour de France par deux enfants, d’Augustine Fouillée (1877). À travers l’histoire de deux orphelins qui fuient la Lorraine, ce livre de lecture du cours moyen sublimait l’image d’une France concentrée sur elle-même, unie malgré sa diversité – une diversité au sens braudélien, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans la géographie. Ainsi, l’école de la IIIe République formait des citoyens français par delà les particularismes régionaux : n’était-ce pas déjà, finalement, une école du « vivre ensemble » ?

Justement, ce « vivre ensemble » est aujourd’hui présenté par le SNES comme l’un des objectifs de l’enseignement de l’histoire-géographie. Or le contexte a changé depuis Jules Ferry: la diversité n’est plus intérieure mais exogène, c’est-à-dire qu’elle provient de l’extérieur. L’immigration transforme la société et remet en question le modèle républicain de l’école : qui osera en parler lors de la concertation sur la refondation de l’école ? Sans doute personne: ce serait en effet refuser l’idée, entretenue d’ailleurs par les programmes d’histoire-géographie, que l’immigration est forcément bénéfique. La Cité nationale de l’histoire de l’immigration, inaugurée en 2007, n’a pas fait l’objet de polémiques comme la création de la Maison de l’histoire de France. Car ceux qui prônent aujourd’hui le « vivre ensemble » cherchent dans le même temps à déconstruire l’idée de la nation.

Or la citoyenneté française, telle qu’elle peut se forger grâce à l’histoire-géographie, est aujourd’hui remise en question par la mondialisation, c’est-à-dire à la fois par les flux migratoires et la construction européenne. Les nouveaux programmes de géographie de première s’inscrivent dans cette logique: l’échelle nationale semble disparaître, comme si elle était un intermédiaire inutile entre les territoires de proximité et l’Union européenne. Du coup, on voit mal comment “l’école pourrait refonder la République“. On n’attendra donc pas grand chose de la concertation sur la refondation de l’école lancée par Vincent Peillon. D’ailleurs, comment refonder l’école avec des gens qui ont contribué à son déclin, tels que Philippe Meirieu, le gourou du pédagogisme, ou encore Christian Forestier, qui est selon Vincent Peillon « l’un des meilleurs connaisseurs de notre système éducatif » et qui squatte la rue de Grenelle depuis des décennies ? Ces spécialistes de l’éducation n’en finissent pas de refonder l’école avec les résultats que l’on sait. Parmi les participants à la concertation, on remarquera également Louis Schweitzer : lorsqu’il était président de la Halde, il n’hésitait pas à parler de discrimination parce que les femmes, les minorités visibles, les handicapés et les homosexuels étaient trop peu présents dans les manuels d’histoire-géographie ! Or l’enseignement de l’histoire-géographie est particulièrement menacé par l’essor du communautarisme, comme le signalait le Haut Conseil à l’Intégration dans un rapport publié en 2011 : « Les cours d’histoire sont le lieu de contestations ou d’affrontements, de mise en concurrence de mémoires particulières qui témoignent du refus de partager une histoire commune. […] La vision du monde qui semble s’opérer est binaire : d’un côté, les opprimés, victimes de l’impérialisme des Occidentaux, et ce, depuis les temps les plus reculés, et de l’autre, les oppresseurs, les Européens et Américains blancs, pilleurs des pays du tiers-monde. Cette vision fantasmée sert d’explication à l’histoire du monde et de justification aux échecs personnels[2. Haut Conseil à l’Intégration. Les défis de l’intégration à l’école et Recommandations du Haut Conseil à l’intégration au Premier ministre relatives à l’expression religieuse dans les espaces publics de la République, Paris, La documentation française, 2011, 197 pages.] ». Plus généralement, c’est toute l’école qui est exposée à la menace du communautarisme. On voit déjà se développer l’ELCO (enseignement des langues et cultures d’origine), qui permet aux écoliers de primaire volontaires de bénéficier de cours gratuits de portugais, de turc ou d’arabe, organisés et financés par les ambassades de Turquie, du Maroc ou d’Algérie.

Si on n’est pas encore arrivé à une scolarité dans la langue d’origine de l’enfant, comme le préconise la psychiatre Marie Rose Moro, qui milite ouvertement pour une société multiculturelle, on commence à s’éloigner clairement de l’école de Jules Ferry, c’est-à-dire d’une instruction obligatoirement et exclusivement en français. À l’époque, la République avait l’habitude de considérer que le français, qu’elle opposait aux langues régionales, était le ciment de la nation. On imagine sans difficulté que le rapport qui sera rendu cet automne à Vincent Peillon n’abordera pas ces questions. Finalement, la concertation voulue par le ministre ressemble à un concile, avec ses évêques et ses thuriféraires qui vont nous ressasser le bon vieux credo habituel, à savoir que le rôle de « l’école de la République » est de réduire les inégalités sociales. Et là, on réalisera que François Hollande a rendu hommage à Jules Ferry le jour de son investiture pour mieux liquider son héritage et offrir un enterrement de première classe à l’école républicaine.



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