La solitude des champs de coton


La solitude des champs de coton

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En 1941, l’écrivain James Agee et le photographe Walker Evans publient Louons maintenant les grands hommes, long récit sur les métayers du coton en Alabama réalisé à l’époque du New Deal, quand la crise oblige le gouvernement américain à venir en aide aux populations pauvres. Passé plus ou moins inaperçu à l’époque, le livre sera plusieurs fois réédité à partir de 1960, et deviendra un classique de la littérature américaine. Or, ce reportage était à l’origine une commande du journal Fortune, le magazine économique créé en 1930 par Henry Luce, déjà fondateur de Time ; Agee y collaborait depuis sa sortie de Harvard, en 1932, publiant de longs articles littéraires qui tranchaient avec le style ordinaire du journal. Agee, après avoir sillonné la Cotton Belt durant l’été 1936 avec Walker Evans, alors employé dans un service documentaire de l’administration, avait ainsi écrit pour Fortune un texte d’environ 30000 mots, que le journal s’était cependant empressé de glisser sous le tapis, sans donner d’explications à son refus de le publier. Tout le monde par la suite a cru que ce manuscrit original, sorte de matrice du futur chef-d’œuvre, s’était perdu. En réalité, Agee l’avait conservé dans ses archives, et le texte a suivi le chemin de ces dernières après sa mort en 1955 : d’abord récupéré par sa fille, il est entré au début des années 2000 dans les collections de l’Université du Tennessee, qui l’a redécouvert à cette occasion. La revue The Baffler en a alors publié un extrait en 2012, avant que l’intégralité sorte un an plus tard chez Melville House, 77 ans après sa rédaction, avec une sélection des photos de Walker Evans piochée dans les rayons de la Bibliothèque du Congrès.

Même si ces pages peuvent être considérées comme la première version de Louons maintenant les grands hommes, on peut presque les regarder comme un texte distinct, tant le style est différent. Comme l’explique Adam Haslett dans sa préface, « Louons maintenant les grands hommes est une symphonie en prose de quatre cent pages, Une saison de coton est la charge d’un poète contre l’injustice économique et sociale » ; Agee lui-même disait que l’un était destiné à être chanté, l’autre prêché. En neuf chapitres, il passe en revue la vie des paysans pauvres de l’Alabama : comment ils s’habillent, ce qu’ils mangent, s’ils se soignent, combien ils gagnent, leur instruction, quel type de contrat les lie à leur propriétaire. Pour incarner la classe entière, il se focalise sur trois familles, les Burroughs (qu’il rebaptisera Gudger dans Louons maintenant les grands hommes ), les Tingle (Ricketts) et les Fields (Woods) : des couples avec enfants nombreux, dont beaucoup meurent jeunes. Les Tingle, par exemple, en ont perdu sept ; l’un d’eux a atteint l’âge de quatre ans, puis s’est tué en renversant une casserole d’eau bouillante. Dès qu’ils ont la carrure nécessaire, les enfants accompagnent leurs parents aux champs. Agee note tous les détails, précisément, avec méthode ; à de rares endroits, il s’autorise une bouffée de lyrisme. Le plus souvent, ses remarques personnelles sont teintées d’un dépit sarcastique, qui montre combien il est révolté par ce qu’il voit. « L’organisme humain, dit-il ainsi après avoir décrit les rations alimentaires insuffisantes, a la vie tenace et s’adapte de façon miraculeuse. Au cours de ce processus d’adaptation, il est parfois contraint de sacrifier plusieurs fonctions secondaires, comme la capacité de réfléchir, de ressentir des émotions, ou de percevoir quelque joie ou vertu dans le fait de vivre ».

Les photos de Walker Evans, en particulier les portraits, décuplent la puissance du texte, et permettent de mieux se rendre compte de la misère des familles : vieux godillots sans lacets, enfants pieds nus, robes en drap faites à la maison, sales et déchirées, bouches édentées. Une photo du chef-lieu du comté, en revanche, montre des voitures garées en épi devant des commerces rutilants : contraste saisissant de la richesse avec la pauvreté, cohabitation, à quelques miles, de deux mondes qu’on croirait anachroniques. Agee, justement, file la métaphore et parle des contrats de métayage (les propriétaires fournissent la terre, le logis, le matériel et l’engrais, les métayers lui reversent la moitié de la récolte) comme d’une forme de féodalisme, avec des paysans étranglés qui, une fois sur deux, ne font aucun bénéfice et se retrouvent perdants. « Bon an mal an, Fields a gagné 250 dollars et 300 dollars au cours des années 1920, note l’auteur. Il n’y a que deux ans, il a gagné 160 dollars, mais l’hiver fut rude et il est tombé malade. Certaines années il n’a presque rien gagné, il suffit d’une mauvaise récolte, d’une maladie, d’une facture. L’été dernier, la sécheresse a presque entièrement brûlé son maïs ». Les comparaisons à travers le temps et l’espace sont évidemment toujours hasardeuses, et même oiseuses ; il n’empêche qu’on songe fatalement, en parcourant ces pages poignantes, à ce que pourrait écrire aujourd’hui un émule d’Agee qui ferait le même reportage dans certaines campagnes déshéritées aux Etats-Unis, mais aussi en France. Nul doute qu’il trouverait souvent des raisons d’adopter le même ton, celui d’un réquisitoire discret mais ferme, derrière l’objectivité sobre du journaliste.

Une saison de coton  de James Agee et Walker Evans (Christian Bourgois)

*Photo: MARY EVANS/SIPA.51078038_000001



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