Le 1er mai dernier, ce n’était pas seulement la Fête du Travail, instaurée en 1941 par le Maréchal et célébrée cette année, pour la première fois depuis le camarade Mathusalem, par des défilés unitaires de tous les syndicats. C’était aussi (et j’oserais presque « surtout ») le seizième anniversaire du suicide de Pierre Bérégovoy. C’est l’histoire d’un ajusteur-fraiseur qui devient Premier ministre socialiste et qui en meurt, aurait résumé Coluche.
Sur France 2, le même jour, ça s’appelait plus vaguement Un homme d’honneur et c’était un (bon) téléfilm de Laurent Heynemann – du genre qui donne à penser…
Infortuné Béré, dans tous les sens du terme ! Car enfin, sous les règnes de Mitterrand Ier et François II, cet homme-là a été « aux affaires » pratiquement sans discontinuer – et apparemment, ça n’a pas fait les siennes ! Sinon, aurait-il eu besoin d’emprunter un malheureux million de francs pour acheter un appartement ? Je ne plaisante pas, hélas : 1000 KF, les plus anciens d’entre vous s’en souviennent, ça ne pesait pas bien lourd, en ces années de gauche en peau de lapin doublée vison…
Misérable gauche mitterrandienne ! Portée au pouvoir par le peuple éponyme pour « changer la vie », elle n’aura pas attendu longtemps pour… « changer d’avis ». Ou plutôt pour le faire savoir, par la bouche d’or de saint Jacques Delors : Révolution tranquille ? Poisson d’avril !
On avait juste oublié, figurez-vous, la concurrence internationale, les critères de convergence et autres détaux. Mitterrand-le-Cynique le savait mieux que quiconque : en démocratie, s’emparer du pouvoir et le garder sont deux exercices différents – ou plus exactement successifs et contradictoires. Plus on promet, plus on ment ! Et Dieu sait qu’à cet égard le mirage mitterrandien fut, haut la main, la plus grande escroquerie de nos quatre dernières Républiques.
Ho ! François-le-Fourbe aux obsèques de Pierre-le-Crédule – qu’il avait remercié sans ménagement quelques semaines auparavant. Mais si, souvenez-vous ! Ce jour-là, le Jouvet du socialo-communisme, larme à son œil de crocodile, fustigea avec une violence surjouée les « chiens », accusés un peu vitement des crimes du Canard et des hyènes de sa propre cour.
Car ils l’ont tous lâché dès ses premiers revers, ceux qui ne l’avaient jamais accepté ! Belle scène à ce sujet dans le téléfilm, et même pas inventée : Béré invitant à sa table le personnel de Matignon en lieu et place de ses « ministres-intègres », qui s’étaient massivement décommandés…
On ne manipule pas aussi éhontément les esprits sans « désespérer Billancourt ». Et Béré, c’était encore et toujours Billancourt. Les années 1980, qu’il croyait siennes, resteront comme celles de Tapie et de Séguéla (déjà !) Une rose au poing, et quoi dedans ? Le pognon triomphant ! Si sa chute fut mortelle, c’est que le naïf Bérégovoy tombait de haut. D’autant plus haut qu’il avait gravi une à une les marches de la gloire – quand tant d’autres se contentent de naître au sommet.
Et puis ce « prolo », comme dit avec une affection discrètement condescendante Dan Franck (dialoguiste du film et écrivain autorisé), était vraiment trop nigaud. Tel un coolie qui finit par se prendre pour son patron, le malheureux croyait pouvoir atteindre aux sommets sans laisser ses idées au vestiaire, c’est-à-dire au rez-de-chaussée.
Si la lutte des classes a un sens pour moi (le droitier contrarié par la droite[1. Cf. Yukio Mishima, Le marin rejeté par la mer.]), ce n’est sûrement pas la dialectique, dont on sait désormais qu’elle ne casse pas trois briques… Seulement quelques humains ! Et si ces hommes-là n’avaient qu’un visage, ce serait celui de l’ami Pierrot.
Ne riez pas ! Un pauvre qui veut devenir riche pour aider les pauvres, ça peut exister, si ça se trouve… Si Bérégovoy avait été une pièce de Paul Bourget, il n’y aurait peut-être pas gagné l’immortalité ; mais à coup sûr il se serait appelé Le Déclassé. Ce pauvre-là, donc, se retrouve grisé par la réussite, le pouvoir et leurs avantages collatéraux – qui ne saoulent vraiment que ceux qui les ont mérités, pas juste hérités. Jamais le « prolo » en question ne fut intégré dans le sérail mitterrandien : question de classe, tout simplement !
Scepticisme, condescendance, indifférence, lâchage en rase campagne sur son chemin de halage : comme son saint patron, Pierre aura tout connu dans son « élévation ». Non pas que je le plaigne plus que d’autres ! Chacun porte sa croix ; lui au moins l’avait choisie, et l’a tenue jusqu’au bout. « Chapeau bas devant la casquette… »
Mais voilà : sur France 2 au moins, grâce à ce Daniel Russo qui porte magnifiquement le Béré, c’est l’empathie qui l’emporte ! Une ascension sociale trop belle pour être vraie ; des amis trop riches pour être honnêtes ; des attaques médiatico-judiciaires trop convergentes pour ne pas inciter à la paranoïa ; et surtout, avant tout, cette culpabilité poussée jusqu’à la dépression pour des crimes contre l’Esprit (de gauche) dont il ne fut que le complice hébété – et pour lesquels il fut d’ailleurs le seul à plonger…
Ce qui émeut chez lui, c’est justement cette candeur blessée, parmi les ricanements de ces nouveaux marquis poudrés qui se réclament de « la Sociale ». Deux cents ans après cette révolte de la bourgeoisie marchande qu’on appelle de vos jours « Révolution française », la noblesse de blé est toujours au pouvoir. Mais lui, l’abbé (rrant) Pierre, s’obstine à secouer le tapis, jusqu’à découvrir enfin qu’il est cloué au sol ! Il en meurt et on en pleure, malgré ce cœur sec qu’on nous répute avoir[2. Emploi critiqué.].
Qui pleurerait en revanche sur les « tapiguélas », bestioles de sci-fi darwinienne conçues pour survivre à tout[3. Comme tout ce qu’a créé Darwin. Mais pas en sept jours, comme son prédécesseur YHV.] ? À ces Terminator plaqués or, rien n’est plus étranger que l’idée de suicide ! C’est même pour ça, en vrai, qu’on aime le vieux Béré : celui-là au moins sonne vrai, d’autant plus qu’il sonne son propre glas.
On l’aura compris (au moins Elisabeth !) : l’idée n’est pas ici de me recentrer à gauche. Au contraire j’accuse, comme disait Zola (« cette vieille truelle à merde », comme disait Bloy), l’ex-gauche ex-française d’avoir tué notre ex-Bérégovoy. Et je demande, pour cette ex-gauche irresponsable certes mais nuisible, la peine capitale : un miroir.
Peine perdue !, si j’ose dire : entre temps, les rats les plus futés ont quitté le navire. Au-delà des ministres d’ouverture[4. De toute façon, y a pas d’en-deçà.], c’est le cas d’un Jean-Luc Hees, opportuniste de progrès promu, ès-qualités, nouveau patron de Radio France ; et aussi d’une ribambelle de people qui n’a pas fini de se déployer[5. Si Sarkozy est réélu en 2012, s’entend.]. Parmi eux, on distingue notamment (dans la loge du sous-préfet) les auteurs de ce téléfilm. Aussi talentueux que dénués de scrupules, ces parvenus de la gauche extra-plate parviennent encore à nous tirer des larmes en nous contant une tragédie dont ils ne veulent en aucun cas tirer une leçon ! Pour ces faux-nez (et je suis poli), il s’agit là, tout simplement d’un « drame humain » : « un film sur la chute d’un homme », résume sobrement Dan Franck ; « comment un homme perd ses valeurs », complète insidieusement Laurent Heynemann.
Mais c’est l’inverse, les copains ! Bérégovoy a cru devoir endosser seul toutes les fautes morales de la « gauche divine » au pouvoir – quand les autres ne croyaient plus depuis belle lurette qu’au pouvoir tout court. Il en est mort, tant pis pour lui…De toute façon, vous voulez que je vous dise ? Ce mec avait déjà raté sa vie : cinquante ans bien passés, et toujours pas de Rolex !
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