La semaine dernière, tout près de chez moi, devant le lycée Guillaume Fichet de Bonneville (Haute-Savoie) deux jeunes filles, élèves de seconde, ont été victimes de graves brûlures. Elles participaient à un mouvement spontané de lycéens de protestation contre la réforme des retraites. Pour donner un caractère plus festif à leur mouvement, les potaches avaient décidé d’allumer un feu à un amas de détritus entassés devant la grille du lycée. On ne s’embarrasse pas, quand on est jeune, de procédés archaïques pour faire jaillir la flamme : on arrose le tout de white spirit et on craque une allumette. Résultat : l’une des deux jeunes filles est en soins intensifs à l’hôpital Saint-Luc de Lyon, spécialisé dans les soins aux grands brûlés.
Cette histoire a fait grand bruit, et a provoqué des réactions en haut lieu, notamment celle du ministre de l’Education, Luc Chatel, qui dénonce « l’irresponsabilité de tous ceux qui mettent les lycéens en danger en les appelant à participer à des actions qui risquent de dégénérer ». Connaissant un peu le secteur, je doute fort que les amis d’Olivier Besancenot soient pour grand-chose dans cette agitation lycéenne qui se nourrit de bien d’autres passions que la hargne anticapitaliste du NPA.
Ecoutant, l’autre dimanche, sur France Culture l’émission style café du commerce qui succède à la messe dominicale, dont le taulier s’appelle Philippe Meyer, j’ai entendu deux des piliers de ce bar, Eric Le Boucher et Jean-Louis Bourlanges s’offusquer de cette mobilisation des lycéens : « Ils devraient aller contre-manifester ! », pestaient les deux barbons, « au bout du compte ce sont eux qui vont payer la note des retraites de leurs parents, et rembourser la dette publique maousse contractée par les générations précédentes ! ». Economiquement et sociologiquement, ce raisonnement est imparable : la fracture générationnelle mise en lumière par Louis Chauvel et quelques autres bons esprits est bien réelle. La génération des « baby-boomers » s’est sucrée à mort en surfant sur les « Trente glorieuses », payant son patrimoine immobilier en monnaie de singe, alors que les salaires grimpaient plus vite que l’inflation, et en profitant au maximum des « acquis sociaux », dont la retraite à soixante ans n’est pas le moindre.
Le dilemme de Papy et Mamy : camping-car ou voilier de douze mètres ?
N’empêche, les teenagers d’aujourd’hui n’ont aucunement tendance à vouloir substituer la lutte des âges à la lutte des classes. Et il ne s’agit pas, en la matière, d’un effet supplémentaire de la dégradation de la qualité de l’enseignement. Ces jeunes semblent avoir choisi leur intérêt libidinal plutôt que leur intérêt économique, ce que Messieurs Le Boucher et Bourlanges n’ont pas compris, en dépit de leur tête pleine de chiffres et de savoir. Avec l’allongement de la durée de la vie, et l’amélioration de sa qualité pour ceux que l’on nomme désormais les séniors, les ados d’aujourd’hui peuvent comparer l’existence de leurs parents et celle de leurs grands-parents. Aux premiers la galère quotidienne, les salaires qui stagnent, l’angoisse sur la pérennité de leur emploi, le stress provoqué par la pression au boulot. Cela concerne tout le secteur central de la société, de l’ouvrier ou de l’employé qualifié jusqu’au cadre supérieur. Aux seconds, papy et mamy, le teint bronzé toute l’année, les voyages lointains, la tranquillité de ceux qui ont acquis leur logement depuis longtemps et les dilemmes angoissants : camping-car ou voilier de 12 mètres ? Il n’a pas échappé non plus à nos adolescents, grâce à quelque allusions salaces lors des repas de famille, qu’une nouvelle pharmacopée pouvait animer, chez les anciens, une activité badine au delà de la limite où le ticket n’est plus valable, comme disait le regretté Romain Gary.
Dans son dernier livre Le mariage d’amour a-t-il échoué ?, Pascal Bruckner désigne les retraités comme « les post-adolescents de la société moderne », ce qui les met en prise directe avec leurs ados de petits-enfants.
En fait, ce qui leur conviendrait le mieux, aux lycéens manifestants de ces dernières semaines, c’est de réduire au minimum le temps séparant la fin de leurs études de celui de leur passage au statut de retraités, l’idéal étant que cet intervalle tende vers zéro.
La vraie question, alors, n’est pas de « résoudre le problème des retraites » dans une logique purement comptable, mais de réintégrer le travail dans une zone d’intensité libidinale qui le rende attractif pour les nouvelles générations, ce qui est une toute autre paire de manches.
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