La contestation massive de la réforme des retraites, qui n’est pourtant pas révolutionnaire, traduit le désenchantement des Français à l’égard d’une démocratie représentative qui ne fabrique plus de légitimité. Mais elle est aussi le révélateur de notre addiction à la dépense publique. Devenus un peuple d’ayants droit, nous nous adonnons aux délices d’un individualisme financé par l’État. En oubliant que l’État, c’est les autres.
C’est notre ultime ambition collective, le seul horizon que semblent partager tous les Français, de 17 à 77 ans. C’est aussi le seul sujet capable de fédérer colères et protestations. À en croire les sondages, plus de deux tiers des Français et, ce qui est un brin décourageant, une écrasante majorité de jeunes (environ 85 % des 18-24 ans) sont vent debout contre un texte qui obligerait certains à travailler deux ans de plus. En effet, pour tous ceux qui ont démarré leur vie professionnelle après 21 ans, cela ne changera rigoureusement rien, les 43 annuités instaurées par la réforme Touraine les amenant déjà à 64 ans ou plus. D’autre part, de nombreuses mesures sont prévues – et sans doute seront-elles négociées – pour tous ceux qui ont commencé à travailler très jeunes. Nul ne conteste qu’un boulanger qui se lève aux aurores et respire de la farine depuis l’âge de 15 ans soit effectivement épuisé à 60 ans.
Impasse
Il ne s’agit ici ni d’approuver ni de dénoncer la loi en préparation. Si elle repose sur un principe de bon sens – puisque nous vivons beaucoup plus vieux, il semble assez logique de travailler un an de plus –, elle fait l’impasse sur des thèmes aussi essentiels que la natalité, l’emploi des plus de 55 ans (dans la novlangue contemporaine, on dit « seniors »), les carrières hachées – sans parler de la différence de traitement entre fonction publique et privée, qui mériterait au moins un réexamen. De plus, d’après de nombreux experts, elle ne garantit l’équilibre que pour quelques années. Il est vrai que d’autres jurent que le système va très bien, madame la marquise, et qu’il ne faut rien changer. Puisqu’on a trouvé des centaines de milliards pour le quoi qu’il en coûte, il n’y a qu’à continuer sur cette excellente lancée. Il paraît qu’Emmanuel Macron fait cette réforme pour complaire aux Allemands et aux marchés. Peut-être. Mais il ne fallait pas élire un européiste si on ne voulait pas de la politique qui va avec. De plus, le seul moyen d’être souverain, par rapport aux Allemands et aux marchés, c’est de ne pas avoir besoin d’eux. Donc de ne pas crouler sous une montagne de dettes.
Quelles que soient les imperfections du texte gouvernemental, parler de loi « sadique » comme si elle allait nous ramener au temps de Germinal ou de La Bête humaine est totalement à côté de la plaque. Il faut donc essayer de comprendre ce que ce refus quasi unanime de travailler (un peu) plus dit de nous. On lira à ce sujet de nombreux et passionnants éclairages dans notre dossier.
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Comme toujours, l’objet manifeste de la contestation (ici, la retraite) dissimule des raisons latentes, en grande partie ignorées des acteurs. Christophe Guilluy les résume dans Le Figaro [1] : « C’est moins du côté du contenu des mesures qu’il faut chercher la réponse que du côté de l’absence de sens de réformes qui ne s’inscrivent dans aucun dessein politique mais seulement dans un mécano technocratique. Le seul objectif semble être de répondre aux normes d’une économie mondialisée dans laquelle la classe moyenne occidentale est en fait trop payée et trop protégée. […] Pilotée par une technostructure qui a démontré depuis bien longtemps que le bien commun n’était pas son sujet, cette énième réforme illustre bien la volonté d’être en marche, mais en marche vers nulle part. » Faute de projet commun porté par les élites, la démocratie représentative ne fabrique plus de légitimité. Cette absence de légitimité constitue un mur auquel se heurte toute tentative de réforme un tant soit peu douloureuse.
Un peuple d’ayants droits
Pour autant, il est un peu sommaire d’opposer des gouvernants entachés de toutes les tares à des gouvernés parés de toutes les vertus. Nous ne sommes pas les victimes innocentes du cynisme et de l’égoïsme de ceux que nous élisons. Depuis trente ans, nous élisons avec constance des gens qui trouvent que rien n’est plus moderne que le libre-échange intégral, origine principale de la stagnation des salaires et du laminage des classes moyennes occidentales. Au demeurant, Macron ne nous a pas fait un enfant dans le dos : la retraite est probablement le seul sujet sur lequel la présidentielle sans campagne a offert un choix clair. Si les électeurs trouvaient cette question si centrale, ils pouvaient voter Marine Le Pen. Mais ils ont voulu le beurre macroniste et l’argent du beurre lepéniste (ou le contraire).
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Si nous sommes devenus un peuple d’ayants droit, si comme l’analyse Laetitia Strauch-Bonart, le contrat social a muté en « pacte de créance [2] », ce n’est pas ou pas seulement par la faute de nos élites. Certes, notre addiction à la dépense publique et à l’État social a été encouragée par des dealers, à commencer par Mitterrand, sa funeste retraite à 60 ans et son absurde ministère du Temps libre – sans oublier les mirifiques 35 heures instaurées par ses héritiers et le RMI qui a enkysté dans l’inactivité des milliers de jeunes Français ne voyant pas l’intérêt d’aller faire la plonge dans un resto pour quelques euros de mieux. Mais nous en redemandons. Forts des droits que nous considérons comme acquis à jamais, nous nous adonnons avec bonne conscience aux délices de l’individualisme financé par l’État, en oubliant que l’État, c’est les autres. En effet, peut-être faudrait-il rappeler à ceux qui jugent inhumain de travailler un peu plus, qu’une fois retraités, ils ne seront pas à la charge d’Emmanuel Macron. Ce sont leurs enfants et petits-enfants qui devront trimer, surseoir à l’achat de leur logement, s’exiler des centres-villes, voire des banlieues. Et pourtant, même les jeunes générations, biberonnées à l’idée que leur pays leur doit tout et qu’elles ne lui doivent rien, manifestent au son de slogans aussi crétins que « travailler, c’est polluer » – et ton iPhone, il va tomber du ciel, nigaud ? Oui, c’est vrai, beaucoup de gens ont des boulots ennuyeux, répétitifs, fatigants, dépourvus de sens apparent, avec en prime des petits chefs sur le dos. Reste que, pendant longtemps, on a considéré que subvenir à ses besoins, n’être à la charge de personne était en soi une dignité, même s’il fallait pour cela s’acquitter de tâches pénibles. Ça c’était avant, quand il existait un âge appelé adulte. Désormais, nous sommes tous des enfants capricieux. Et le comble, c’est que nous braillons parce qu’on nous traite comme des enfants.
[1] Christophe Guilluy: « Les classes moyennes ne croient plus et n’écoutent plus ceux qui les dépossèdent », propos recueillis par Vincent Trémolet de Villers, Le Figaro, 21 janvier 2023.
[2] Laetitia Strauch-Bonart, De la France : ce pays que l’on croyait connaître, Perrin/Presses de la Cité, 2022.