Un antiaméricanisme (un peu trop) primaire se réjouit de voir la Chine défier Washington. C’est faire peu de cas de la prédation chinoise qui se répand sur le monde.
Dans son document « Proposal of the People’s Republic of China on the Reform and Development of Global Governance »[1] du 13 septembre 2023, le Parti Communiste chinois (PCC) a défini ce qui semble être sa doctrine diplomatique. Ce n’est pas un document inintéressant, à condition de comprendre le vocabulaire utilisé. Sans aller dans l’étude du jargon du gouvernement chinois, notons la présence d’un certain nombre d’éléments de langage propres à l’idéologie de la globalisation : « gouvernance », « développement durable (ou soutenable) », « développer la gouvernance globale des nouvelles frontières », « réformer le système de gouvernance global » etc. En d’autres termes, la République Populaire de Chine (RPC), loin de s’opposer à la globalisation, cherche juste à la « réformer ». Arrive alors ce passage : « Nous devons respecter la diversité des civilisations, défendre les principes d’égalité, d’apprentissage mutuel, de dialogue et d’inclusion entre elles et laisser les échanges culturels et l’apprentissage mutuel transcender l’éloignement, les affrontements, ainsi que les sentiments de supériorité pour la coexistence. Nous devons défendre conjointement les valeurs communes de l’humanité que sont la paix, le développement, l’équité, la justice, la démocratie et la liberté, rejeter l’imposition de valeurs et de modèles aux autres et nous opposer à l’alimentation de la confrontation idéologique. Nous devons attacher de l’importance à l’héritage des civilisations et à l’innovation, exploiter pleinement la pertinence des histoires et des cultures à l’époque actuelle et promouvoir une transformation créative pour un développement innovant de toutes les belles cultures traditionnelles dans le processus de modernisation ». Pas besoin d’être le fin sinologue belge que fut Simon Leys, moqué, vilipendé, dénoncé et insulté pendant la Révolution culturelle pour comprendre que ce sont les Etats-Unis qui sont visés (et par extension, l’Occident). D’ailleurs, nous avons la chance de connaitre un écrivain et journaliste de l’envergure de George Orwell qui nous a, entre autres, laissé en héritage le concept de double pensée. Il est hélas malheureux que son œuvre et ses valeurs n’aient que peu imprégné certains esprits. En France où j’ai vécu, il existe une tradition de la double pensée, héritée du Parti Communiste français et du gauchisme des années 1970. Ainsi, l’on y est capable de protester, à juste titre, contre la politique américaine en Amérique latine[2], tout en se montrant peu loquace s’agissant des interventions soviétiques en Hongrie, en Tchécoslovaquie ou en Afghanistan. De même, certains sont capables d’hurler contre l’horreur capitaliste, tout en proclamant « Kampuchéa vaincra » !
Quand la géopolitique oublie les peuples
C’est là un mal de beaucoup d’apprentis sorciers et autres consultants de la géopolitique, que de réduire les affaires du monde et de la diplomatie à une partie de Tetris ! Ici, les pays seraient des gouvernements, des administrations, des États de formes plurielles, mais sans peuples… Ceux-ci réduits à des étendues de terres et des îles inhabitées, si ce n’est par des Léviathans bureaucratiques. Et l’on s’amuse à un jeu de l’esprit consistant à les imbriquer les uns avec les autres sur une carte. Hélas pour eux, ces terres sont peuplées par des hommes et des femmes qui forment des sociétés, avec des cultures, des valeurs, des vies politiques et économiques, qu’ils ne veulent pas forcément voir être bousculées. Il est bon de se cultiver plus largement sur la vie culturelle, les débats politiques et les évolutions de ces sociétés. Ceci à plus forte raisons que les sources en langue française et anglaises ne manquent pas ! Dans l’exemple de la RPC, nous avons déjà une idée de ce qu’elle est à l’intérieur de ses frontières en matière d’uniformisation et de destruction, il n’est donc inutile d’aller plus loin ici[3]. Reste à savoir ce qu’elle est en matière de prédation en dehors de ses frontières. Il faut comprendre l’importance du contrôle des matières premières nécessaires à son modèle social et politique hyper technicisé. Il faut comprendre ce que signifie la fabrication des écrans eux aussi nécessaires à un tel système[4], l’exploitation des ressources halieutiques[5] ou l’achat de terres cultivables dans des pays qui en chassent ses habitants… Sans parler de la Chinafrique qui est pire que ce que fut la Françafrique. Effectivement, la première s’attaque jusqu’aux commerces de proximité, faisant concurrence déloyale aux petits boutiquiers et artisans locaux[6]. Toujours en Afrique, la non-ingérence chinoise dans les affaires intérieures des Etats semble s’arrêter là où commencent ses intérêts politiques et économiques. En effet, nous avons pu observer cet été la RPC appelant fermement à la restauration du régime de l’allié Ali Bongo au Gabon[7], tout en se montrant plus conciliante au Niger[8]. Enfin, en Asie, le « danger impérialiste » ne désigne pas les Etats-Unis (comme en occident ou en Amérique latine) mais la Chine ! Ici, le président philippin, Ferdinand Marcos Junior, demandant à Xi Jinping s’il trouvait normal qu’un archipel comme son pays doive importer du poisson[9]. Là, l’Inde ne goûtant pas du tout la présence chinoise au Sri Lanka[10] s’est militairement alliée au Vietnam[11] (qui n’a toujours pas encaissé l’affaire des îles Spratley). Tout communiste qu’il soit, le Vietnam signe une alliance économique avec… l’Oncle Sam[12] ! Enfin, ne parlons pas du système de strangulation par le crédit que représentent les nouvelles routes de la Soie[13] pour les différents pays concernés.
A lire aussi, Jean-Noël Poirier: En Chine, l’ordre passe avant la liberté
Une trajectoire inquiétante
Il est nécessaire, pour comprendre ce qui se cache derrière le discours d’un régime, de connaître son arrière-plan culturel. Il faut aussi savoir sortir des mentalités obsolètes, ne pas hésiter à sortir des limites d’une conception étroite de la rationalité politique et du réalisme étriqué (qui historiquement a fait preuve de son aveuglement car confondu le cynisme[14]). L’humanité gagnerait à se souvenir de ce qu’a coûté au XXe siècle la séparation stricte de la politique et de la morale. En d’autres termes, s’ouvrir à ce qui sort des principes d’une civilisation moderne qui n’en finit plus d’agoniser et de se retourner contre ses propres valeurs. Dans sa propagande, la RPC s’amuse à comparer ses « bienfaits » (infrastructures, nouvelles technologies) apportées aux différents pays partenaires alors que les Etats-Unis n’y apporteraient que guerre et destruction. A cause d’une rationalité étroite, l’on peut être très facilement réceptif à ce type de propagande. En réalité, La RPC partage avec les Etats-Unis les mêmes fétichismes (progressisme, croissance etc.), sans s’interroger sur les coûts sociaux, écologiques, financiers, politiques et culturels de ces « bienfaits » sur ces pays. En d’autres termes, on ne remet nullement en cause de l’imaginaire économique et du paradigme technicien, juste ses formes. In fine, la RPC n’est pas si différente des Etats-Unis : elle contient tous les mauvais côtés sans offrir les bons !
La RPC n’est pas une alternative à l’impérialisme américain mais un rival. C’est aussi un empire industriel vorace qui déstructure les sociétés (les siennes et les autres), leurs équilibres économiques et sociaux. Par la trajectoire qu’elle s’est donnée et la course à la croissance post-Tian-An-Men, elle est condamnée à la voracité pour tenir, et donc à une politique assurant et sécurisant son approvisionnement. Dernièrement, la juriste Isabelle Feng publiait une tribune au journal Le Monde dans laquelle elle décryptait une nouvelle loi qui stipule qu’à partir du 1er janvier 2024, les Etats étrangers seront passibles de poursuites. Elle y explique que le but avoué de ce texte est de promouvoir « la mise en place d’un ordre de droit d’envergure mondiale ″aux caractéristiques chinoises″ avant 2035 »[15]. Aussi, Pour les pays d’Asie Pacifique, c’est la RPC qui est le prédateur impérial et l’Amérique le barrage ! D’où les alliances entre Taiwan, mais aussi la Corée du Sud, le Japon ou les Philippines et les Etats-Unis. C’est d’ailleurs le gouvernement chinois qui a dernièrement publié une carte s’appropriant des territoires appartenant des territoires qui ne lui appartiennent pas[16].
En d’autres termes, s’il est bon de s’intéresser aux affaires du monde, il est préférable de le faire avec intérêt pour les cultures et les sociétés, comparer leurs discours à leurs actes, sans lunettes idéologiques.
C’est à cette condition que l’on peut s’engager dans un dialogue fructueux, comprendre les tenants et aboutissants des différents acteurs, au-delà des valeurs qu’ils prétendent défendre.
[1] Proposal of the People’s Republic of China on the Reform and Development of Global Governanc”, 2023-09, https://www.fmprc.gov.cn/eng/wjbxw/202309/t20230913_11142010.html
[2] Nous avons connu aussi sous Jiang Jieshi (Chang Kai Schek) le régime de la peur blanche qui était identique aux dictatures fascistes en Amérique latine, avec en plus la dimension coloniale.
[3] Pour comprendre de quoi la République Populaire de Chine est le nom, voir Hu Ping, La pensée manipulée. Le cas chinois, éditions de l’Aube ; Zhang Zhulin, La société de surveillance made in China, édition de l’aube, 2023. Zhang Zhulin est aussi l’auteur de l’article « Je suis la dernière génération », Le Monde Diplomatique, janvier 2023.
[4] Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les liens qui libèrent, 2018
[5] Charles Clover, « Les navires-usines chinois épuisent les eaux africaines », The Spectator, 9 juin 2020
https://www.spectator.co.uk/article/how-china-s-fishermen-are-impoverishing-africa/ cité dans Courier International, 6 juillet 2020
[6] Association des Fondateurs et Protecteurs de l’Institut Catholique de Lyon, « La Chine en Afrique : Pour le meilleur ou pour le pire ? », 3 février 2015,
https://www.ritimo.org/La-Chine-aide-t-elle-l-Afrique. Ou encore Tchinda Kenfo, Joseph, « Les mirages de la coopération Sud-Sud : une autopsie de la présence chinoise en Afrique », Note d’analyses sociopolitiques, 10, 20 juin 2019, CARPADD, Montréal, p. 10.
[7] Yakoot Dandashi, « La Chine appelle à un « retour immédiat » au régime au Gabon », agence Anadolu, 30 août, 2023: https://www.aa.com.tr/fr/monde/la-chine-appelle-%C3%A0-un-retour-imm%C3%A9diat-au-r%C3%A9gime-au-gabon-/2979327#
[8] James Tasamba, « La Chine propose sa médiation dans la crise du Niger », agence Anadolu, 5 septembre 2023 :
https://www.aa.com.tr/fr/monde/la-chine-propose-sa-m%C3%A9diation-dans-la-crise-du-niger/2984174
[9] Michael Martina, Don Durfee et David Brunnstron, “Marcos says Philippines bases could be ‘useful’ if Taiwan attacked”, by 4 mai 2023 23.31, Reuters
https://www.marketscreener.com/news/latest/Marcos-says-Philippines-bases-could-be-useful-if-Taiwan-attacked–43751618/
[10]« Le Sri Lanka, théâtre de la rivalité Inde/Chine », France Culture, avril 2021 ; Tension entre l’Inde et la Chine à propos d’un port sri-lankais, Chine Magazine, 6 août 2022
https://www.chine-magazine.com/tension-entre-linde-et-la-chine-a-propos-dun-port-sri-lankais/
[11] Alexis Mathé, « Les Mutations de la stratégie vietnamienne face à la Chine : entre développement d’une force militaire régionale moderne et partenariat stratégique », Asia focus, Juillet 2018, p. 9.
[12] « Les Etats-Unis défient la Chine en signant un accord sur les semi-conducteurs avec le Vietnam », La Tribune, 11 septembre 2023 :
https://www.latribune.fr/economie/international/les-etats-unis-defient-la-chine-en-signant-un-accord-sur-les-semi-conducteurs-avec-le-vietnam-975598.html
[13] « Chine : le piège de la dette en travers des nouvelles routes de la soie », France-Culture, Vendredi 22 juillet 2022 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-revue-de-presse-internationale/la-revue-de-presse-internationale-du-vendredi-22-juillet-2022-2627789
[14] Simon Leys, « L’aveuglement du réalisme », Libération, le 16 novembre 1989, cit., in L’humeur, l’honneur, l’horreur, (1991), in Essais sur la Chine, Robert Lafond, 1998, p. 801 & suiv.
[15] Isabelle Feng, « En Chine, la guerre avec les Etats-Unis, d’abord économique puis technologique, est devenue juridique » Le Monde, 22 septembre 2023
[16] Benjamin Laurent, « De l’Inde à la Russie en passant par Taïwan, la nouvelle carte officielle de la Chine revendique les territoires de ses voisins », Géo, 31 août 2023, mise à jour 1 septembre 2023
https://www.geo.fr/geopolitique/chine-nouvelle-carte-officielle-revendique-territoires-voisins-inde-russie-taiwan-ministere-ressources-naturelles-216417
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