Au siècle dernier, croyez-moi, il existait des abribus ! Le Larousse est limpide à leur propos : il s’agissait d’« édicules comportant des panneaux publicitaires, faits pour abriter les personnes qui attendent l’autobus ». L’affaire était claire et simple : un ensemble d’individus grégaires, réunis autour d’un même projet (prendre le bus) se rapprochaient les uns des autres − sous l’édicule − afin d’échapper aux intempéries. En général, le temps passait, les nuages aussi, les femmes peaufinaient leur maquillage, les hommes lisaient France-Soir d’un air pénétré, les gamins ployaient sous le poids de leur cartable en peau de cuir et soudain, au loin, apparaissait le bus 91 (Bastille-Montparnasse 2 Gare TGV). Alors la joie collective était grande, et l’on tendait son titre de transport au poinçonneur avec un authentique sourire de courtoisie.
Seulement, voilà, les abribus, c’est terminé ![access capability= »lire_inedits »] À l’instar des téléphones filaires en bakélite, des bistrots de quartier où l’on pouvait jouer au 421 en buvant un Picon-bière, des porte-jarretelles et des disques microsillons en vinyle. C’est ce que j’ai découvert en cherchant justement à prendre le bus 91 à l’arrêt « Gare de Lyon-Diderot », dans le 12e arrondissement de la capitale. Je m’attendais à trouver l’habituel et immuable abribus sans histoire, mais j’ai été confronté à… « une démarche ambitieuse de recherche sur les espaces de transport du futur, appelée Osmose » (selon le dossier de presse de la RATP). Car oui, on avait transformé cet anodin édicule urbain en colossal « lieu de vie » expérimental…
La première chose que j’ai vue de cet édifice tentaculaire était le slogan du sous-traitant proposant du café sur les lieux : « L’amour, l’art et la manière. » Chiche ? On nous vendait donc presque du bonheur… « Dans le cadre du projet European Bus System of the Future − poursuit le dossier de presse − cette réalisation concrète traduit la vision de la RATP sur la place qu’une station de bus conséquente peut occuper dans l’espace urbain, en tant que lieu multifonctionnel assurant une meilleure qualité de service aux voyageurs, aux passants et aux riverains. » La RATP, n’oublions pas son slogan, veut nous faire « aimer la ville »… ce qui est certainement plus simple que de nous transporter d’un point A vers un point B.
Le projet s’appelle « Osmose », car il convient de ne pas diviser les usagers des espaces publics partagés ; et qu’il est normal de concevoir avec citoyenneté un devenir urbain authentiquement harmonieux. L’espace en question − de plus de 80 m² − comporte pléthore d’écrans, de vélos électriques amusants et se trouve même doté d’une bibliothèque en « libre service » dont le principe de fonctionnement m’a échappé , et dans laquelle je n’ai rien trouvé de Raymond Queneau : ni Zazie dans le métro ni Exercices de style… Par ailleurs, le dossier de presse promet ceci : « Une ambiance apaisante et confortable a été spécifiquement mise au point avec une animation lumineuse et sonore originale, évoluant tout au long de la journée. » Et c’est sans parler des fameuses cloisons chauffantes de cet abribus de concours , que même l’Amérique nous envie ! Grâce à une « signalétique redimensionnée pour faciliter l’accessibilité visuelle », je n’ai eu aucun mal à trouver le chemin de la « borne interactive trifaces proposant des petites annonces sur Paris ». Au-delà… « une connexion Wi-Fi publique et une prise électrique permettant le rechargement de petits équipements personnels »… ce qui permet de consulter ses mails tout en se rasant électriquement, tout en pensant aussi aux prochaines échéances électorales. Et en cas d’effervescence, pas de panique, on a prévu un « défibrillateur, pour intervenir en cas d’urgence ». Quant au clou du spectacle − dans le brouhaha de cette jongle − c’est un jingle. Pardon, un sonal. « Enfin, un bref timbre musical (un sonal) sera émis dans la partie centrale lorsque le bus est à distance d’approche. » Alors la joie collective sera grande, et l’on tendra son titre de transport au poinçonneur avec un authentique sourire de courtoisie !
Ne raillons pas outre mesure ce projet européen appelé « Osmose »… Il nous faudra peut-être bientôt nous plier à sa logique. Un abribus, en fait, n’est pas seulement un abribus. Un abribus vous possède. Au-delà, on s’amuse de l’expérience, qui a sans aucun doute été impulsée par de savants comiques à lunettes carrées qui ne prennent jamais le bus. Savez-vous pourquoi le siège social de la RATP est entouré de gazon ? Pour étouffer le bruit de l’argent que l’on jette par les fenêtres… Alexandre Vialatte suggérait tendrement : « L’homme est un animal à chapeau mou qui attend l’autobus 27 au coin de la rue de la Glacière. » Oui, et non. Je suggère pour ma part : « L’homme d’aujourd’hui est un animal mou à chapeau absent qui attend l’autobus 91 avec tout le confort moderne… »
Comme disait le poète, les c… ça osmose tout… c’est même à ça qu’on les reconnaît.[/access]
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