Le livre de Frère Jean, moine orthodoxe dans les Cévennes, se vend comme des petits pains. Analyse d’un phénomène d’édition…
Publié en mai dernier à quelques milliers d’exemplaires aux éditions Actes Sud (à Arles), La prière du cœur, de Frère Jean, s’est vendu comme des petits pains, à la surprise de tous. On le réédite donc aujourd’hui. À l’heure des réseaux sociaux, qu’un petit livre de théologie, écrit par un « obscur » moine orthodoxe des Cévennes vivant dans un petit monastère perché dans les montagnes, soit un phénomène éditorial, est déjà, en soi, le symptôme que tout n’est pas aussi « pourri que cela dans ce royaume du Danemark » pour paraphraser Hamlet…
Une soif de vie spirituelle
Il y aurait ainsi, et même il y a, de façon certaine, une soif d’autre chose, une soif, osons le mot, de vie spirituelle. Frère Jean parle clair et écrit clair. Cet ancien photographe converti lors d’un reportage qu’il faisait au Mont Athos en 1982, est un homme à part entière, il a tout connu et tout vécu avant d’entrer dans la vie qu’il a choisie. Ces années d’apprentissage dans un monastère perdu dans le désert de la mer morte l’ont purifié et façonné comme l’épée forgée dans la fournaise. Revenu dans ses Cévennes natales, Frère Jean vit depuis 1996 au skite Sainte Foy, un petit monastère médiéval qu’il a entièrement restauré, à une trentaine de kilomètres d’Alès. Cette contrée encore sauvage des Cévennes a toujours été un lieu de refuge : pour les Huguenots victimes des dragonnades sous Louis XIV, pour les Républicains opposés à Napoléon III, pour les Communards, les Juifs, les Résistants, et aujourd’hui, tous ceux qui ont perdu la boule et éprouvent le besoin de se retrouver en laissant leur téléphone portable à l’entrée du monastère : ceux-là, Frère Jean les accueille, les nourrit, et les écoute.
A lire aussi: Malraux, De Gaulle: la passion de la France
Quand l’Empire Romain commençait à se fissurer, secoué à l’extérieur par les invasions barbares, et transformé à l’intérieur par la propagation du christianisme, deux philosophes stoïciens, socialement situés aux antipodes l’un de l’autre, l’empereur Marc Aurèle et l’esclave Épictète, s’efforcèrent chacun de penser le monde autrement, convaincus que l’Histoire était en train de se faire sous leurs yeux et qu’il n’y avait rien d’autre à faire qu’à accepter et se résigner à la volonté des Dieux… Leur sagesse consistait donc à apprendre soi-même à se laisser porter par le courant de l’Histoire.
Un baume
Nous sommes dans la même situation qu’eux, en 2023. Notre monde se fissure de toutes parts. En réalité, aucun de nous n’est capable, à titre individuel, d’assimiler et de synthétiser tous les bouleversements qui nous tombent sur la tête, par médias interposés. Nous n’avons pas la clef. L’angoisse nous submerge. C’est pourquoi la parole d’un simple moine peut être un baume. Avec Frère Jean, nous accédons à une autre dimension, qui est la dimension de la vie contemplative. Interrogé sur l’antenne de France Inter, début juin, Frère Jean, qui sait y faire avec les journalistes, et qui n’est pas un perdreau de l’année, a évité autant que faire se peut de prononcer le nom de Dieu ou du Christ : ce gaillard va surtout vous parler de la beauté de la nature cévenole, de son jardin potager, de ses tomates, de ses plats cuisinés, des murs de pierres qu’il construit sans ciment, de ses rapports avec les paysans du coin qui lui apportent parfois un lièvre ou un sanglier…
A lire aussi: Roman Polanski: la persécution sans fin
Dans son petit livre, Frère Jean nous raconte sa prière à lui, à la manière des pèlerins russes d’autrefois qui traversaient la steppe et la taïga en méditant. Pour lui, la prière n’est pas une technique, ni une formule qui s’apprend, mais une ouverture, une manière de vivre et de recevoir la beauté. La mort, pour lui, n’est pas la fin de la vie mais de l’existence terrestre. La Vie continue, après notre mort, sous une autre forme. Le fait que nos sociétés aient mis sous le boisseau cette dimension essentielle explique aussi pourquoi nous sommes seuls, livrés à notre angoisse. Le phénomène de la consommation de drogue, qui met en péril les fondements de notre civilisation, repose tout entier sur ce vide métaphysique. À la racine de toutes les catastrophes sociales et politiques, il y a toujours un vide spirituel primordial. Humble et sans prétention, le petit livre de Frère Jean peut aider chacun de nous à combler ce vide…
La prière du Cœur, éditions Actes Sud, 144 pages
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !