Il paraît que la presse est libre. Et elle y tient beaucoup, à sa liberté. Elle proteste beaucoup, avec raison, contre toute atteinte à sa liberté. Mais pour le manque de liberté de pensée, malheureusement, il n’y a pas grand-chose à faire.
On pouvait croire, au début du mouvement universitaire, que l’information sur la réforme Pécresse et les réactions qu’elle suscite permettrait de sortir des habituels clichés : profs fainéants, mandarins accrochés à leur pouvoir, chercheurs claquemurés dans leurs laboratoires, six mois de vacances, conservatisme et corporatisme, refus de toute évaluation, etc. Il y a eu quelques émissions remarquables sur le service public, un véritable travail de fond de la part des journalistes de Libération. En dehors de cela, dans la majorité des cas, la couverture médiatique du mouvement est accablante. On a le choix : ici, les idées toutes faites ; là, le poujadisme ; presque partout, la plus radicale absence d’informations précises sur le contenu de la réforme et les raisons exactes de son refus par les universitaires. D’où les interpellations incessantes de gens qui ne comprennent pas, demandent qu’on leur explique, récitent une doxa sur l’université. On se demande vraiment à quoi sert la presse. En tous cas, certainement pas, dans ce pays, à donner les éléments essentiels de compréhension. D’où le déluge d’interventions haineuses sur certains sites, notamment celui du Monde.
Il est temps de dresser le florilège des bêtises assénées sur nos radios et dans nos journaux.
Il paraît que, de toutes façons, on ne peut pas réformer l’Université, dès qu’on tente quelque chose, ils sont dans la rue. Cette ritournelle, entendue maintes fois, serait à conserver en bocal, pour l’édification des générations futures, avec l’étiquette : « Monstrueuse contre-vérité, début XXIe siècle ». Depuis plus d’un quart de siècle, l’Université subit des réformes sans discontinuer, et sur tous les plans. A peine l’une est-elle digérée qu’une autre arrive, selon les caprices des ministres ou des directeurs de cabinet. L’universitaire passe son temps dans de la paperasse à réforme et de la réunion à réforme. Depuis plus d’un quart de siècle, il a tout avalé, tout accepté, sans un murmure, sans la moindre petite grève. Il a pris maints coups de pied au cul, et il a dit merci. Son métier s’est complètement dévalorisé, ses charges de travail n’ont cessé d’augmenter, ses conditions et ses lieux de travail sont à sangloter, il a avalé sans sourciller la démocratisation du supérieur, c’est-à-dire le quintuplement des effectifs en quelques lustres, tout cela en multipliant vaille que vaille les publications de haut niveau. Et voilà que pour une fois, pour une seule fois que l’universitaire élève la voix, on lui dit qu’il exagère et qu’on ne peut décidément pas réformer l’Université.
Entendre ça donne envie de distribuer des coups de pelle. Car cette grève, la première qui soit aussi longue et aussi généralisée depuis qu’il y a une université en France, ne vise pas seulement la réforme qui vient de faire déborder le vase d’exaspération. Elle est l’expression d’un écœurement face au mépris et à l’absence de reconnaissance du travail accompli, tels qu’ils s’expriment généreusement dans nos journaux.
Cette grève est d’abord une grève des universitaires, toutes tendances politiques et syndicales confondues, à laquelle se sont ralliés les étudiants et les personnels de l’Université, des parents d’élèves et des enseignants du secondaire. Cette unanimité, la durée inédite du mouvement (trois mois pour l’instant), le fait que s’y soient joints des présidents d’université généralement peu enclins à contester, quarante sociétés savantes, des grandes écoles, dont l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, les formes inédites qu’il adopte, avec les démissions de responsabilités administratives un peu partout, la « ronde des obstinés », tout cela devrait au moins donner à penser que le problème dépasse le supposé « immobilisme » de l’institution universitaire. Eh bien non.
Inversement, on a eu droit à tout. Dans Le Monde, ce fut tout bonnement, de la part des deux journalistes de service, Cédelle et Rollot, à un relais de la communication ministérielle. Le Monde est devenu une sorte d’organe officiel, une Pravda expliquant au bon peuple que les ministres ne cessent de faire des gestes de bonne volonté, que la durée du mouvement s’explique par des « crispations » et des « rumeurs », et que tout cela est très mauvais pour la réputation de nos universités. Dans Le Figaro, pas de surprise : lorsque le respectable organe s’intéresse un peu à ce mouvement, c’est pour titrer en gras sur le fait que les grévistes sont payés. Ailleurs, à la télévision, à la radio, on oscille entre poujadisme classique et énormités burlesques. On peut entendre un journaliste du service public asséner qu’un chercheur devient moins bon après quarante ans, parce que c’est génétique, et qu’il faut donc lui faire enseigner plus à partir de cet âge canonique. On croit à une plaisanterie, ce n’en est pas une.
On peut entendre Franz-Olivier Giesbert, pérorant dans Le Point du haut de ses certitudes : « Consternant mouvement contre le décret de Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur, changeant le statut des enseignants-chercheurs. Pensez ! Ils risqueraient d’être soumis à une véritable évaluation et, pis encore, à une concurrence entre les universités. D’où l’appel à la grève illimitée d’enseignants ou de chercheurs qui, derrière leur logomachie pseudo-révolutionnaire, ont souvent, chevillée au corps, l’idéologie du père Peinard. La France est l’un des pays d’Europe qui dépense le plus pour son système éducatif, avec les résultats que l’on sait. Il faut que ce fiasco continue, et tant pis pour nos enfants, qui, inconscients des enjeux, se feront de toute façon embringuer par des universitaires, réactionnaires au sens propre du mot. »
Si Giesbert, comme ses confrères, s’était un peu renseigné, il aurait compris que la réforme Darcos des concours d’enseignement consiste, non pas à améliorer la formation des professeurs, comme on l’a malheureusement entendu régulièrement, mais avant tout à supprimer l’année de stage, c’est-à-dire ce qui jusqu’ici permettait réellement au jeune professeur d’apprendre son métier. Pourquoi cette suppression ? Pour faire des économies. Si Giesbert, au lieu de réciter un credo idéologique, s’était penché un peu plus sur la réalité pragmatique, il aurait éventuellement compris ce qu’ont assez vite compris professeurs au collège de France, professeurs des Hautes Etudes, doctorants, étudiants et bien d’autres, tous des révolutionnaires comme on sait, à savoir que la réforme Pécresse consiste pour l’essentiel à donner tous pouvoirs aux présidents, c’est-à-dire à aggraver le localisme qui mine la qualité de l’université française et le niveau de son recrutement. Il aurait compris qu’un universitaire exerce trois métiers, enseignant, chercheur et administrateur, ce qui fait beaucoup de travail pour la plupart d’entre eux et pour un salaire bien inférieur à celui de M. Giesbert.
Il aurait compris que l’évaluation existe déjà, à tous les niveaux de la carrière d’un universitaire. Il aurait compris que ce que le ministère appelle évaluation n’est qu’une usine à gaz totalement irréaliste, destinée à récompenser les plus serviles, qui n’aboutirait, au prix d’une déperdition d’énergie monstrueuse, qu’à susciter une multiplication d’articles creux au lieu de favoriser la recherche fondamentale. Il aurait compris que la modulation des services n’est qu’une grosse astuce pour charger une bourrique universitaire qui croule déjà sous les tâches diverses, et finalement économiser sur les recrutements ou les heures supplémentaires, car tel est le véritable objectif. Il aurait compris qu’il s’agit, par pure idéologie, de transformer les universités en entreprises. Il aurait compris que ce qu’on appelle « réforme » n’est en l’occurrence qu’une régression, une destruction du service public, de la part de politiques qui se moquent bien de l’Université et n’y connaissent rien.
Il aurait compris que la réforme Pécresse est le meilleur moyen de tarir la vie intellectuelle et la recherche en France, que la réforme Darcos est le meilleur moyen de créer des générations de professeurs dépourvus de connaissances ni pédagogie, puisque c’est ce qui est touché en premier lieu, mais parfaitement au fait de la bureaucratie scolaire. Informer de la réalité concrète des choses est sans doute trop demander aux journalistes. On finit par se dire, au vu de ce qu’ils ont fait de ce mouvement, que l’information n’est pas leur préoccupation première. Il s’agit surtout pour eux de publier ce qu’ils pensent devoir servir à leur lectorat, à leurs actionnaires ou les deux, et de reproduire, ce faisant, de vieux stéréotypes. La réalité est ailleurs.
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