La possibilité d’une île, le film adapté par Houellebecq de son propre roman, devrait rester comme l’un des plus grands ratages commerciaux du cinéma français de ces dernières années, à l’instar du film de BHL, Le jour et la nuit. D’ailleurs, Houellebecq publie un livre de correspondance électronique avec BHL. Parlent-ils de leurs déboires cinématographiques respectifs ? On peut le croire. Admettront-ils avoir fait de mauvais films ? De la part de BHL, cet aveu l’honorerait. A l’époque, il avait verrouillé le paysage médiatique comme une ville de banlieue pendant les émeutes. Mais la résistance au décervelage programmé s’était organisée. Le film était mauvais, il fallait le dire, cela fut dit.
Avec Houellebecq, tout cela est bien différent. Houellebecq ne demande rien à personne et sa puissance de feu médiatique doit plus à des thuriféraires hyperboliques qu’à ses amitiés dans les rédactions. Aussi y avait-il quelque chose de suspect et de gênant dans la manière dont ceux qui l’adorèrent, le portèrent aux nues, le totémisèrent, l’ont brûlé, lapidé et piétiné à l’occasion de la sortie de ce film. Unanimité haineuse, lynchage systématique, tout cela aurait dû encourager l’esprit de contradiction et pousser le public à franchir l’impressionnant tir de barrage pour tenter de se faire une idée par lui-même. Rappelons, pour la petite histoire, que Sam Peckinpah ou Clint Eastwood, traités de fascistes au moment de la sortie de leurs films, étaient, vingt ans après, considérés par les mêmes comme d' »admirables cinéastes crépusculaires ». On devrait le savoir pourtant que le critique de cinéma est en général un subtil mélange d’arrogance et d’inculture, de soumission aux idées reçues du temps et qu’il se révèle, en matière de jugement esthétique, à peu près aussi fiable qu’un organisme de crédit américain à la fin de le seconde présidence Bush.
Car il se trouve que La Possibilité d’une île est un très bon film, souvent poignant, parfois drôle et toujours intéressant. Houellebecq a pris de vrais risques artistiques, d’abord en faisant un film de genre, ce qui est toujours, a priori, un peu méprisé en France, et ensuite en portant à l’écran son propre livre, ou plutôt une partie de son propre livre, se livrant à l’exercice périlleux de l’auto-adaptation.
Il aurait pu faire presque le même film et avoir un certain succès. Il lui aurait suffi d’appâter le chaland médiatique des magazines branchés en insérant, par exemple, une scène de fellation non simulée à mi-parcours qui lui eût fait encourir le risque d’une interdiction aux mineurs. Buzz et victimisation assurés, comme ils le furent pour Baise-moi de Virginie Despentes, lui auraient au moins valu quelques dizaines de milliers de spectateurs en plus. Mais non, comme dans ses romans, qu’on les aime ou pas, Houellebecq ne triche pas et fait le choix d’une vraie radicalité. La possibilité d’une île, le film, est d’une beauté plastique remarquable qui ne surprendra que ceux qui n’ont pas vu son merveilleux court-métrage utopique, La rivière. La Belgique de zones commerciales du début du film fait écho aux paysages post-apocalyptique de Lanzarote, le corps des acteurs est présent à l’écran sans sublimation esthétique mais sans mépris naturaliste. Ces décors futuristes où Benoît Magimel se régénère ont été moqués pour leur aspect kitsch mais personne à ma connaissance ne s’est avisé de leur ressemblance avec la machine temporelle de Je t’aime Je t’aime, le film de Resnais qui, en 1968, s’adonnait déjà à la science-fiction (prononcer ce dernier mot avec une moue méprisante, surtout) pour dire la douleur du temps qui passe, l’angoisse de la fin, le désir d’immortalité. Elles ressemblent plus, ces machines, à une sculpture de Dubuffet qu’à de la quincaillerie high-tech siglée Spielberg. Et alors, va-t-on reprocher à Houellebecq de refuser l’esthétique mondialisée de Hollywood et de s’inscrire dans une tradition nationale du réalisme magique à la Marcel Carné dans Les visiteurs du soir ?
Ou bien est-ce l’ambition de Houellebecq qui a gêné, sa volonté de faire un cinéma aussi sensuel que métaphysique quand le réalisateur français moyen livre son énième autofiction pour trentenaires vivant entre la rue Oberkampf et le boulevard Richard Lenoir ?
Toujours est-il qu’on peut prendre un pari sans trop de risques : La possibilité d’une île deviendra un film culte et déjà, quand il ressortira en dévédé, on entendra le chœur de l’actuelle conjuration des imbéciles se donner le luxe de l’indulgence et susurrer : « Ce n’était pas si mal, en fait. » Comme toujours, dès qu’il s’agit d’un créateur singulier, la reconnaissance arrivera. Trop tard.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !