Auteur d’un livre, La Société pornographique, qui dès 2012 alertait sur les dangers pour les adolescents d’une exposition précoce à la pornographie, notre rédacteur a réagi au sondage IFOP qui prouve, chiffres en main, que les dégâts occasionnés par le X sont considérables : deux générations déjà ont vu leur sexualité modelée par une industrie puissante qui colporte des stéréotypes affligeants.
En 1982, j’ai eu la chance insigne d’interviewer pour France Culture l’ancien président du Conseil Edgar Faure, dont le premier tome des Mémoires venait de sortir. Le sous-titre de cette somme était : « Avoir toujours raison, c’est un grand tort ».
C’est le Syndrome de Cassandre : la devineresse prévient les Troyens, mais on ne la croit pas, et on fait entrer le cheval de bois — plein de Grecs assassins — dans la ville.
J’y ai repensé souvent. Après avoir alerté l’opinion sur la décadence de l’Ecole en 2005, avec La Fabrique du crétin. Première époque, malgré un succès considérable, rien ne s’est passé. Pire : on avait atteint le fond, on a creusé encore. En 2012, je sors La Société pornographique, où j’explique que le porno tel qu’il est consommé par les jeunes induit non seulement des comportements aberrants, mais génère des troubles physiologiques graves : près de 20% des jeunes de moins de 25 ans ont de sérieux problèmes d’érection, le Viagra trouve déjà l’essentiel de ses débouchés chez les moins de 40 ans, et la pornographie génère près de 200 milliards de dollars de revenus directs et indirects.
Dix ans plus tard, le tableau s’est assombri. Le sondage IFOP qui vient de sortir révèle qu’une majorité de jeunes Français estiment qu’il est normal de forcer une femme à avoir des relations, normal qu’elle ait mal (et pour 57% des jeunes hommes, elle prend du plaisir à avoir mal), normal (pour 59% de ces mêmes jeunes) qu’on lui impose des actes qu’elle n’a aucune envie d’expérimenter.
Le sondage a été fait auprès de 4000 personnes de tous âges et de toutes conditions, et présente toutes les garanties scientifiques.
Complexes
Soyons plus précis : moins vous avez fait d’études, et plus vous êtes imbibé de religiosité (non, le sondage ne détaille pas, mais demandez-vous quels jeunes sont vraiment religieux, de nos jours, et obsédés sexuels en même temps), plus vous serez porté à imposer votre point de vue à votre partenaire. Si l’érotisme naît de l’amour, la pornographie est engendrée par le mépris et l’ignorance.
Les vrais chiffres sur la sexualité en France ont été fournis par une étude majeure, en 2008, coordonnée par Nathalie Bajos et Michel Bozon — portant sur près de 100 000 personnes. Elle révèle par exemple que moins de 15% des femmes trouvent un réel intérêt à la sodomie. Mais l’IFOP aujourd’hui nous explique que 47% des femmes auxquelles on a imposé la sodomie n’en avaient aucune envie. Et que 48% de celles sur le visage desquelles le monsieur a cru intelligent d’éjaculer ne s’y sont pas prêtées de bon cœur.
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La pornographie a deux effets majeurs, sur le sujet lui-même et sur sa relation aux autres.
D’un côté, en imposant un standard de taille, il complexe pour la vie les 80% d’hommes qui sont normalement équipés d’une queue de 14 cm — ce qui suffit amplement pour atteindre le fond d’un vagin. Le jeune garçon (et on parle là de garçons très jeunes, puisque l’exposition à la pornographie commence entre 10 et 12 ans), avec sa biroute de ouistiti, se sent anormal face à des hardeurs qui ont fait l’objet d’un casting impitoyable. D’où des complexes qui perdureront. La gamine qui a eu accès aux mêmes spectacles s’attend, plus tard, à des partenaires sur-équipés qu’elle ne rencontrera que bien rarement — et qui d’ailleurs lui feront plus de mal que de bien : quand on frappe obstinément à une porte qui ne peut s’ouvrir, on occasionne des dégâts considérables ; quand on passe en force par la porte étroite, comme disait Gide, on produit des douleurs insoutenables.
Sans parler de celles qui, frappées par l’hypertrophie mammaire des hardeuses, cherchent par tous les moyens à modifier leur poitrine : plus de 15 000 adolescentes mineures aux Etats-Unis ont chaque année recours à des mammoplasties.
Petits paquets de chair
C’est que les consommateurs pré-pubères de pornographie ignorent que les films qu’ils regardent sur x-hamster ou XNXX sont des fictions. Comme ils ignorent que les vedettes de ces spectacles sont bourrées d’hormones et d’analgésiques pour tenir, d’un côté, et ne pas avoir mal, de l’autre. Ils sont à un âge où la différence entre la réalité et la mise en scène d’un fantasme n’est pas bien nette. La petite blonde qui s’est égarée sur Blacksonblondes sera vite tentée d’essayer les Africains qui passent — lesquels sont tout aussi persuadés que les blondes en question, et les femmes occidentales dans l’ensemble, sont des proies promises.
Les uns et les autres, ramenés à de petits paquets de chair, se dégoûteront vite d’eux-mêmes. Même des professionnels aguerris ont des états d’âme : des milliers d’entre eux se sont suicidés.
Pour ce qui est du rapport à l’autre, c’est encore plus accablant. La pornographie amène à ne plus voir en autrui qu’une viande, à consommer très fraîche. C’est l’éternelle histoire du loup et du Chaperon rouge, multipliée par des millions d’individus.
Parce que dans le conte de Perrault, la gamine ne s’était pas fait offrir un smartphone pour ses dix ans. La responsabilité des parents est immense. Celle de l’Etat qui — libéralisme oblige — laisse les opérateurs des « tubes » déverser leurs immondes productions sans aucun contrôle est tout aussi flagrante.
Soit on invente un moyen sérieux de contrôler l’âge des consommateurs. Soit on fait comme l’Islande, et on interdit tout bonnement la diffusion sur le Net de tout contenu pornographique. La Chine est un grand pays et s’en passe très bien. Il faut bien saisir que je parle là d’une épidémie autrement dommageable que les virus à la mode. C’est une vie entière qui est gâchée par l’imprégnation précoce des consciences. Et quitte à distiller une information à la sexualité à l’école, c’est moins de MST et de contrôle des naissances qu’il faudrait parler que de ces fictions à pur objectif mercantiliste, dont l’addiction entraîne des désastres prévisibles et programmés. Parce que moins ils oseront faire l’amour (l’acte le moins fréquent dans ces films est le baiser — demandez-vous pourquoi), et plus ils seront victimes de cette société du spectacle pornographique.