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« La PMA ne contredit pas la nature, elle l’imite »

Entretien avec Raphaël Enthoven


« La PMA ne contredit pas la nature, elle l’imite »
Raphaël Enthoven. Photo : Hannah Assouline.

Miracle, un débat argumenté et courtois s’est tenu sur Twitter ! Face aux arguments d’Eric Naulleau contre la PMA pour toutes, Raphaël Enthoven s’est battu pied à pied. Causeur saute sur l’occasion pour donner la parole à l’essayiste. Entretien sans tabous ni trompettes.


Daoud Boughezala.  Sur Twitter, vous avez ferraillé avec Eric Naulleau au sujet de la PMA pour toutes. D’après votre contradicteur, la généralisation de l’accès à la PMA dépasserait le champ d’intervention légitime de la médecine, laquelle devrait se borner à corriger les « dysfonctionnements » de la Nature, et non à en dépasser les impossibilités. Pourquoi contestez-vous ce raisonnement ?

Raphaël Enthoven. Parce qu’il n’y a aucun sens à parler d’un « dysfonctionnement de la Nature ». Dire qu’elle « dysfonctionne », c’est parler de la Nature (avec une majuscule) comme d’une personne, ou d’un mécanisme. Or la « nature » n’est pas quelqu’un, ni quelque chose. La nature n’a pas été créée dans le but de s’adapter aux contraintes de l’homme, sous peine d’être jugée « dysfonctionnante ». Bref, on patauge dans l’anthropomorphisme, qui traite la nature comme un outil de notre fabrication, avec litige en cas de « dysfonctionnement ». Seulement, voilà : la nature n’est pas un prestataire avec qui nous aurions passé un contrat, et qu’on noterait sur nos smartphones, en fonction du service rendu. La nature n’est pas une machine réglée comme une horloge sur nos attentes. Dieu n’est pas Darty. Dire que la nature « fonctionne » ou « dysfonctionne », c’est soi-même se prendre pour Dieu en prenant ses désirs pour des réalités.

Prenons des exemples : une maladie génétique, une maladie virale ou encore les pathologies du vieillissement ne sont pas, à proprement parler des « dysfonctionnements », des « erreurs » de Dame Nature auxquelles la médecine remédierait. Dans le cas des virus, il s’agit d’organismes qui tantôt nous avantagent (en jouant un rôle central dans le développement de la cellule), tantôt nous nuisent (en décimant des populations entières). En un mot (de Proust), la nature « ne se soucie guère de nos préférences. » Et rien n’est plus « naturel » qu’un virus, un col du fémur fragilisé ou une maladie génétique. Rien n’est plus naturel que le vieillissement, la pathologie, la mort… S’il ne fallait remédier qu’aux « dysfonctionnements » de la nature, la médecine n’aurait aucune raison d’être. C’est, au contraire, pour lutter contre une dimension inhérente à la nature (la finitude) – qu’on appelle « dysfonctionnement » parce que nous haïssons les choses qui ne vont pas dans le sens qui nous agrée – que la médecine existe. La médecine est une technique, dont le sens est d’arracher à la nature ce que celle-ci ne donne pas. Vous parlez (ou est-ce Naulleau) des « impossibilités » naturelles que la médecine aurait tort de vouloir dépasser… Dont acte. Il est impossible de voler : a-t-on eu tort d’inventer les avions ? Il est impossible de glisser sur l’eau (marcher, ça reste à prouver…) : a-t-on eu tort d’inventer les bateaux ? Ou les trains, qui se déplacent à une vitesse « impossible » pour nous ? Comment se fait-il que les processus naturels (qui ne sont la norme de rien du tout) vous paraissent plus contraignants (ou limitatifs) que des obstacles physiques comme la pesanteur ou la poussée d’Archimède ? La science et la technique ne prennent pas la nature pour norme, mais pour adversaire, ce qui permet de voler, de voguer, de se déplacer rapidement, d’abréger des souffrances et, à l’occasion, de fabriquer un cœur artificiel pour sauver un enfant. La médecine est le bras armé d’une technique en lutte contre tout ce qui fait obstacle à nos projets et à notre bien-être, et donc, en partie, contre la sainte nature. Un fidèle suiveur de la « Nature » devrait, en toute cohérence, laisser mourir les individus qui ne sont pas équipés pour survivre, ou laisser les virus faire leur vie et nous prendre la nôtre, enfin, laisser les parturiantes et les vieux souffrir. Sur ce dernier point, d’ailleurs, certains ne s’en privent pas. Quoi qu’il en soit, si l’on admet que la médecine s’est construite en défiant l’ordre naturel, l’opposition à la PMA n’a aucune justification médicale valable.

Faire intervenir la science pour assouvir son désir d’enfant, aussi légitime soit-il, n’est-ce pas avoir recours à une médecine de confort, au même titre que la chirurgie esthétique ?

Peut-être. Et alors ? La qualité du désir qui vous porte à faire telle ou telle chose doit-elle être prise en compte par la loi ? L’éventuel (aux yeux de certains) mauvais usage d’une liberté est-il, en lui-même, une raison suffisante de refuser cette liberté ? Va-t-on interdire l’IVG sous le prétexte que, depuis que les femmes ont le droit d’avorter, certaines conduites peuvent à bon droit être tenues pour irresponsables ?

Autre chose : vous parlez du « désir d’enfant », comme toute personne hostile à l’extension à toutes de la PMA. Or, l’enjeu de la loi n’est pas tant, me semble-t-il, de répondre à un désir, que d’établir l’égal accès à l’enfantement : la question n’est pas tant celle du « désir d’enfant » que celle de l’égalité des femmes entre elles. Une femme peut vivre en couple avec une femme sans désirer d’enfant, tout en étant attachée (en citoyenne plus qu’en femme) à une loi qui augmente l’égalité.

Pourquoi vouloir, à tout prix, quand on y est opposé, que ce débat porte uniquement sur le « désir d’enfant » ? J’y vois deux raisons : la première est de présenter cette loi comme le fait d’une minorité active et bruyante réclamant des droits spécifiques, et non comme une conquête républicaine. La seconde, plus sournoise, plus inconsciente aussi, est de voir la promotion d’un comportement dans le fait d’accorder un droit. Comme si on promouvait l’IVG en autorisant les femmes à avorter, ou comme si on incitait à la consommation de drogues en la dépénalisant… Or, les deux n’ont rien à voir ! Autoriser les homosexuels à se marier n’est pas suggérer que l’homosexualité est un mode de vie plus désirable que l’autre. Pour voir une recommandation derrière une autorisation, il faut soi-même considérer que ce qui est autorisé devrait être répréhensible. Le sentiment que l’autorisation de la PMA pour toutes est une promotion de la PMA et répond uniquement à un « désir d’enfant » renseigne non pas sur l’évolution de la société, mais sur la tendance trop humaine à croire, quand on déteste quelque chose, que ceux qui l’autorisent en sont les publicitaires.

Tous les parents du monde doivent adopter leurs enfants

Vous dénoncez la confusion courante entre procréation (biologique) et filiation (sociale). Certes, les enfants adoptés développent des liens filiaux et affectifs totalement distincts de leur affiliation biologique. Mais ils font jusqu’ici figure d’exception. Comprenez-vous que d’aucuns s’opposent à la disjonction complète entre filiation et procréation au nom de la préservation des « structures élémentaires de la parenté » chers à Lévi-Strauss ? 

C’est rarement au nom de Lévi-Strauss que les gens s’engueulent… Et je n’ai guère entendu, jusqu’à présent, chez les adversaires de la PMA pour toutes, une exégèse des « structures élémentaires de la parenté ». Heureusement, d’ailleurs, car l’ambition de Lévi-Strauss était descriptive, et non normative. Décrire, comme Lévi-Strauss, la structure élémentaire de la parenté (père-fils-frère-sœur) ne suffit pas à en faire le défenseur d’une éducation normée par la biologie. Sur le fond, qu’en est-il ? Vous présentez l’adoption comme une exception (ce qu’elle est, techniquement). Seulement, l’adoption n’est pas seulement un processus juridique. L’adoption, c’est la reconnaissance de l’enfant qu’on a fait (ou pas) comme étant le sien. Or, ce mouvement-là, si « naturel » qu’on le présente, est toujours une décision. Pour le dire simplement : l’adoption, c’est la quintessence de la parentalité. Tous les parents du monde doivent adopter leurs enfants, même (et surtout) ceux qui leur ont donné le jour. Et ce n’est pas toujours gagné, loin s’en faut, tant il est plus facile de procréer que d’élever. Vous parlez d’une « disjonction procréation-filiation », comme si les deux avaient été soudées par la nature, avant d’être déchirées par le bras mécanique d’une médecine sans morale. Or, la vraie question est là : où diable a-t-on pris l’idée que la façon dont les enfants étaient « fabriqués » déterminait la façon dont ils devaient être élevés ? La réponse est évidente : avant que la technique ne permette à des couples infertiles (ou homosexuels) de se reproduire, la quasi-totalité des enfants naissait dans cet environnement familial. En tenant pour une norme le fait (ultra-majoritaire dans l’histoire) de la famille dite « traditionnelle », nous ne faisons, là encore, que prendre nos désirs pour des réalités, et lire en termes d’intention ce qui relevait, jusqu’à l’invention de la PMA, d’une nécessité aveugle.

Eric Naulleau parle d’une « impossibilité naturelle » à propos de la PMA (quand elle ne serait plus réservée aux couples hétérosexuels), mais il n’y a rien d’impossible, là-dedans ! La PMA est une procédure qui reproduit artificiellement un phénomène (la fécondation) qu’on trouve aussi dans la nature. Or, cette procédure est, sur un plan biologique, rigoureusement la même, quelle que soit la configuration de la famille à venir : qu’il s’agisse d’un homme et une femme, de deux femmes ou d’une femme seule, dans les trois cas, on a fécondation d’un gamète femelle par un gamète mâle. La PMA ne contredit pas la nature, elle l’imite. Pourquoi Naulleau fait-il une telle confusion ? Parce que sa raison est la dupe de son cœur, et que ses « valeurs » se déduisent d’une nature dont, pourtant, le seul « credo » est de sélectionner les organismes les plus aptes à la survie. Enfin, comment expliquer, si la nature est normative, qu’on trouve autant de folies, d’incestes et de violences dans les familles traditionnelles, que dans les autres ? De quoi nous préserve cette « structure élémentaire de la parenté » ? De rien.

L’enjeu est d’assurer l’égalité entre toutes les femmes devant le droit de disposer de leur capacité à enfanter

 

Si tous les modèles familiaux se valent, ne devrait-on pas autoriser la GPA en France alors qu’elle est aujourd’hui réservée aux couples homosexuels les plus fortunés qui y ont recours à l’étranger ? 

Bizarrement, ce sont deux problèmes différents : encore une fois, l’enjeu d’étendre la PMA n’est pas le « droit à l’enfant » mais l’égalité entre toutes les femmes devant le droit de disposer de leur capacité à enfanter, qu’elles soient seules ou non… Ce qui est différent. L’extension de la PMA est un droit qui ne concerne que les femmes, et dont le but est uniquement de garantir l’égalité entre elles. Mais comme les adversaires de la PMA y voient aussi (et surtout) une promotion de la famille homosexuelle, ils en déduisent que PMA et GPA obéissent à la même logique. A mon avis, on pose ici le problème à l’envers. D’autant que faire un don de sperme n’est pas le même geste que louer son ventre. Les spermatozoïdes ne sont pas un organe interne. Le corps de l’homme n’est pas altéré par un don de sperme, contrairement au corps de la femme lors d’une grossesse, le sperme existe en quantité indéfiniment renouvelable, contrairement aux ovules qui sont en quantité limitée, donner son sperme est un plaisir – ce qu’on dira moins d’un accouchement, et enfin, nul homme n’est attaché à ses spermatozoïdes comme on s’attache à l’enfant qu’on a porté pendant neuf mois… Autant de raisons de séparer les deux questions. Reste que je ne trouve aucun inconvénient supplémentaire ni aucun handicap dans le fait d’être élevé par deux hommes (ou deux femmes, ou même un parent seul), dans la mesure où la « structure élémentaire de la parenté » ne protège de rien, et ne mérite en aucune façon d’être brandie comme un étalon.

Valez-vous moins qu’un autre quand on vous fabrique dans une éprouvette ?

L’un des slogans de la Manif pour tous était « On veut des enfants bio ». En tant qu’humaniste libéral, l’artificialisation croissante de la procréation façon Le Meilleur des mondes ne vous inquiète-t-elle pas ?

En quoi la dignité d’un humain est-elle entamée par les conditions de son apparition sur Terre ? Valez-vous moins qu’un autre quand on vous fabrique dans une éprouvette ? Produit-on des sous-hommes quand on se sert d’une seringue pour ça ? Le Meilleur des Mondes, qu’on a toujours raison de citer, raconte précisément l’histoire d’individus qui transcendent les procédures de leur conception. Une société de gens dont la fabrication s’apparente à la culture du maïs et qui, après être nés, se voient conditionnés jour (et nuit) et déterminés à approuver leur position et leur rôle dans la société, donne aussi le jour à des transclasses, dont la trajectoire, en liberté, surmonte les déterminations. Il ne s’agit évidemment pas de défendre une société où le clonage et l’utérus artificiel seraient l’alpha et l’oméga ; il s’agit juste de comprendre que l’humanité d’un homme ne dépend pas de sa conception, mais de son comportement. Enfin, où est le Meilleur des Mondes ? Dans la capacité, par la technique, à s’arracher aux déterminations naturelles ? Ou dans le rappel fébrile de valeurs faussement absolues aux yeux desquelles tout autre comportement serait déviant ? Les véritables eugénistes ne sont pas les gens qui permettent aux homosexuels d’être parents, mais les gens qui considèrent qu’une telle parenté est inévitablement délétère.

Au temps du Covid, de la procréation en éprouvette, des gestes-barrière, du préservatif et du masque généralisés, y a-t-il encore place pour le marivaudage et des rapports humains spontanés ?

Vous mélangez tout ! Et, à mon avis, vous oubliez un truc. Le masque et les « gestes-barrière » ne sont pas là pour empêcher les gens de se faire la cour, mais pour les empêcher de tomber malades. Il faudrait avoir envie d’embrasser tous les passants avec la langue pour y voir un obstacle à sa fantaisie.

En ce qui concerne la procréation en éprouvette, elle n’a jamais empêché qui que ce soit de faire l’amour. Elle facilite (ou elle permet) la conception. Mais ça s’arrête là ! croyez-vous que les couples (hétérosexuels ou homosexuels) qui recourent à cette méthode soient moins libertins que d’autres ?

Quant au préservatif, si vous y voyez un obstacle au marivaudage, je ne peux rien pour vous. Le véritable ennemi du marivaudage, qu’étrangement vous passez sous silence, c’est une autre confusion : la confusion entre la séduction et le harcèlement. Ou le retour de la guerre des sexes maquillée en procès d’intention, en androphobie, voire en célébration du « génie lesbien ». Mais c’est un autre sujet (sur lequel nous serons peut-être moins en désaccord)…

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est journaliste.

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