Cosey accompagne son héros pour un dernier voyage au Tibet
Qu’est-ce qu’un grand auteur de bande dessinée ? Quelqu’un qui, en une seule case, vous emporte et vous émeut, laisse votre imaginaire dériver et imprime cependant votre rétine par des images diffuses, quelqu’un qui vous laisse une impression de grand vide et de plénitude à la fois, qui vous confronte à votre propre errance et à vos doutes, quelqu’un qui vous laisse avec plus de questions que de réponses. Le contraire d’un idéologue ou d’un pédagogue.
Jonathan, un Corto Maltese non violent
Un jour, il y a une éternité maintenant, je suis tombé sur un album de Cosey et je n’ai pu me défaire de son double de papier, Jonathan, ce Corto Maltese non-violent, voyageur de l’intérieur à l’inlassable recherche de lui-même. Prisonnier volontaire de cette Asie lointaine, enneigée et peuplée de monastères, comme des milliers d’autres lecteurs, j’ai attendu les albums suivants, avec un mélange de sérénité et de tristesse.
Car, chez Cosey, Grand Prix du Festival International de la ville d’Angoulême en 2017, les émotions extrêmes et vulgaires, n’ont pas cours. Le créateur suisse travaille dans le friable, l’indicible, le caché, le spirituel qui ne bombe pas le torse, les interstices de l’existence, la lenteur du quotidien et l’apprentissage de l’altérité. On est gêné d’utiliser des mots si pompeux qui ne correspondent pas à la réception simple et naturelle qu’aura produit chaque album sur notre humeur.
Chez d’autres, cette forme d’humanité pourrait paraître désuète ou mensongère, chez lui, elle est débarrassée de toute morgue explicative. La rencontre à l’autre bout du monde n’a pas le goût faisandé de l’aventure tapageuse, elle se situe à hauteur d’hommes. Fait rare pour un artiste, on croit à la sincérité de son message, il nous touche directement, sans nous manipuler, sans forcer le mélo. Il nous aura appris aussi que le mystère n’est pas un frein à la communion des êtres égarés. Par sa délicatesse de ton, son art des couleurs chaudes et cette insondable mélancolie, Cosey ne brusque pas ses personnages, ne tord pas le déroulé de son histoire, ne fantasme pas sur la nature sauvage, il s’en accommode et refuse tous les effets de style. Ce qui a pour résultat de démultiplier la puissance de sa narration et de happer son lecteur, nous nous enfonçons alors dans les hauteurs du Népal ou du Tibet jusqu’à perdre la raison.
Les rochers de l’indifférence
Mais, voilà c’est fini. Nous allons devoir apprendre à vivre sans Jonathan. Cosey met un point final à un long, très long voyage débuté en milieu des années 1970, avec la parution de “Souviens-toi, Jonathan” dans le journal de Tintin. Et ce texte d’accompagnement prémonitoire qui résonne en nous comme un appel à la délivrance : « Jonathan s’était mis en tête de faire l’ascension du Kilimandjaro à moto. Puis soudainement, après avoir lu un journal, il nous annonça qu’il se dirigeait vers l’Himalaya. Deux ans plus tard, nous recevions des nouvelles d’une clinique psychiatrique népalaise. Amnésie partielle due à un violent traumatisme… ». Le voyage sur les traces de Jonathan aura couru sur 17 tomes. Nous peinons à croire que nous ne retrouverons plus notre motard des cimes, sa doudoune, son flegme, sa solitude, cette force tellurique à soulever des montagnes et à briser les rochers de l’indifférence.
“La Piste de Yéshé”, dernier album de la série, est l’occasion de retrouver le sourire de Drolma, petite princesse tibétaine orpheline qui a bien grandi. « Ce que tu recherches ne peut jamais être trouvé Jonathan » lui dit-elle. Et puis, c’est avec tendresse qu’il fait réapparaître Kate, sa girl-friend américaine qui habite aujourd’hui le New Hampshire. Nous l’avons tant aimée. Dans ce tome 17, Cosey, bon prince, à l’humour à froid ne règle pas ses comptes avec son héros. Il n’a jamais eu l’intention de le faire mourir. Il l’a avoué à nos confrères de Casemate (hors-série /novembre 2021) : « Je ne suis pas ingrat, j’ai assez vite décrété qu’un homme qui m’a accompagné, nourri et logé pendant quarante ans méritait mieux que ça ».
Cosey nous fait également partager son univers musical, de Dionne Warwick à Kate Bush en passant par les Pink Floyd ou les chants secrets des Lamas tibétains. On peut découvrir la bande originale de la série en scannant un QR code. En refermant cet ultime album, j’ai pensé à cette phrase de Rudyard Kipling (Des voyages et des parfums/Les éditions du Sonneur) qu’il écrivit en 1914 : « Représentez-vous un instant une génération qui n’aura plus aucun lien avec les senteurs du voyage terrestre ou maritime, une génération qui s’élèvera dans des airs parfaitement inodores et qui en descendra sans qu’aucun de ses sens ne soit préparé à la saveur du pays vers lequel elle fond, saveur qui est pourtant l’esprit du lieu ! ». Jonathan fut et restera notre sherpa.
La Piste de Yéshé de Cosey – Le Lombard