Le temps s’est arrêté à Paris. Nous sommes au soir du premier tour des cantonales. J’ai l’impression que je viens de rêver les dix années écoulées – et ça ne me rajeunit même pas. Nous sommes en 2002, dans l’insupportable suspense de l’entre-deux tours. « Tragédie », « Front républicain », « danger », « barrage ». « Leurs valeurs et les nôtres ». Les mêmes mots des grands jours, les mêmes visages graves, à peine vieillis. Les mêmes sermons. Le même mépris pour les 20 % d’imbéciles ou de salauds qui ont voté pour un parti antirépublicain que la République, on se demande bien pourquoi, tolère en son sein – et qui menace d’obtenir un ou deux élus sur l’ensemble des conseils généraux de France, c’est dire si l’heure est grave.[access capability= »lire_inedits »]
Le lyrisme gentillet de la résistance par temps de paix se conjugue au refus obstiné de s’interroger sur ce que ces Français pas comme les autres ont dans le ventre. Politiques et éditorialistes se relaient pour condamner, dénoncer, accuser ces électeurs moisis, imperméables aux joies de l’échange et aux richesses de l’altérité. Nul ne semble sensible à la contradiction interne d’un discours qui adore la transgression mais déteste ceux qui votent en dehors des clous et célèbre la différence mais voue aux gémonies ceux qui ont le front de voir les choses différemment. « Des gros cons », décrètera quelques jours plus tard une humoriste de service public, tout étonnée que les intéressés lui retournent le compliment. Face au « parti de la haine », la haine est un devoir sacré. Interrogeant Fabien Engelmann, le délégué CGT passé du NPA au FN, Pascale Clark se garde bien de chercher à percer l’énigme de ce parcours. L’auditeur aura seulement appris que sa réprobation morale à elle était inébranlable – et, s’il a pris la peine de tendre l’oreille, que le gars était bien élevé et sympathique.
En 2002, après l’élection de Jacques Chirac par près de 80 % des électeurs, les organisateurs des festivités antifascistes semblaient vaguement penauds, comme au lendemain d’une soirée arrosée où on a dit beaucoup de bêtises. Dégrisés, ils n’étaient plus très sûrs de ne pas avoir combattu un danger imaginaire. Il leur fallait bien admettre que Jean-Marie Le Pen ne s’était, ni de près ni de loin, approché du pouvoir. L’autocritique avait succédé au festival des certitudes. La gauche reconnaissait qu’elle avait « perdu le peuple » et jurait qu’on ne l’y reprendrait plus. La diabolisation, le cordon sanitaire et toutes ces merveilleuses inventions qui avaient amené le FN à 20 %, c’était du passé. Cette fois, on avait compris qu’il fallait comprendre.
Promesses d’ivrognes. On dirait que dans le phénomène Le Pen, quelque chose empêche de penser comme si toute tentative de dépasser la seule indignation était le début d’une pente glissante menant à la complaisance puis au ralliement. Tels les trois petits singes de la tradition orientale, nous nous faisons une gloire de ne rien entendre, de ne rien voir et de ne rien (leur) dire[1. Après tout, moi aussi je recycle : j’avais déjà utilisé cette image en 2002…].
En écrivant ces lignes, un autre danger me saute à la figure, celui d’opposer une surdité à une autre surdité, de répondre à l’autisme par l’autisme. Si le seul nom de Le Pen suscite chez tant de gens sincères et intelligents un effroi viscéral, il doit y avoir des raisons, peut-être même des bonnes. Il est tout aussi absurde de réduire cet effroi à une posture ou à une faiblesse d’esprit que de rejeter dans les ténèbres des heures les plus noires tous ceux qui, comme ma modeste personne, pensent que la progression électorale du Front ne traduit pas un refus, mais un désir frustré de République – que les électeurs se fourrent ou non le doigt dans l’œil est une autre affaire.
Si on croit que les « gags pétomanes » du « Vieux » sur les chambres à gaz, les Juifs et les Arabes traduisent ses convictions profondes, son succès a de quoi effrayer. J’ai pour ma part l’intuition que cette fuite en avant dans la provocation révèle plutôt un goût illimité pour le franchissement des limites. De plus, il est sans doute plus excitant d’être l’unique Malin que l’un des innombrables et interchangeables serviteurs d’un Dieu contesté. On m’a dit que même en privé, Jean-Marie Le Pen était affecté d’une obsession juive. Possible. Est-ce la marque d’une haine venue de la nuit nazie ? Pas sûr. Le Pen est attaché à un monde des peuples et il redoute de voir le sien disparaître. Alors, peut-être nourrit-il une admiration envieuse pour « ce peuple-là » et son acharnement à survivre sans cadre juridique commun ni consensus minimal sur le sens de l’appartenance. Ce ne serait pas mieux, me dira-t-on. Peut-être, mais ce serait différent.
De toute façon, nous n’en savons rien, ni les uns ni les autres. Du reste, l’essentiel n’est pas de savoir si Jean-Marie Le Pen est le raciste et l’antisémite que l’on croit mais si ses électeurs et plus encore ceux de sa fille les suivent à cause de ce point de détail ou malgré lui.
Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas le choix. Au choc des autismes, il existe un seul remède, celui des arguments. Parce qu’ils ont nécessairement partie liée avec le réel. Evitons autant la résistance pascaleclarkiste que le contrepied marinolepéniste. Ce sera à notre ni-ni à nous.
Admettons que l’erreur n’est pas une faute morale et reprenons notre querelle. Le FN a-t-il changé avec le passage de témoin du père à la fille ? Je le crois, même si le « tournant » de celle-ci est en partie tactique. En politique, les discours obligent. Et si on me parle de sa rhétorique de la haine, qu’on me cite des phrases précises. Je ne l’entends pas faire de distinction entre les Français selon leur origine ou leur religion, mais demander à tous d’adhérer à la règle du jeu. Je n’aime pas, pour ma part, sa France de la Corrèze plutôt que du Zambèze et encore moins sa conception de la préférence nationale. Que certains droits soient réservés aux nationaux, c’est l’évidence même. Mais je détesterais que ma qualité de ressortissante me donne la priorité en matière d’emploi et de logement. Dans la vraie vie, les étrangers installés légalement en France doivent avoir les droits de tous. Ce qui m’importe c’est qu’ils acceptent les mêmes devoirs. Cela fait peut-être d’excellentes raisons de ne pas voter pour le FN, pas de l’exclure de la République.
Les inquiétudes de ses électeurs sont-elles dépourvues de tout fondement ? Puisque la peur du chômage et du déclassement sont unanimement tenues pour raisonnables, ce sont évidemment les peurs « identitaires » qui sont en cause : celles qui ont à voir avec l’immigration, l’insécurité, notre capacité à intégrer les différences culturelles sans perdre notre culture et celle de l’islam à s’adapter aux usages forgés par notre histoire. Peut-on sérieusement prétendre que la machine à fabriquer des Français marche aussi bien avec les immigrants venus d’Afrique ou du Maghreb qu’avec des Portugais ou des Chinois ? Par définition, seuls les problèmes se voient. Mais les problèmes existent. Il parait que ces sujets sont trop sensibles. Trop sensibles pour quoi, pour être confiés aux électeurs ? Faudrait-il discuter seulement des sujets sur lesquels nous sommes d’accord ? C’est bien parce que ce sont des sujets sensibles qu’il faut les affronter.
Je l’admets, je force un chouia le trait. Nous ne sommes pas en 2002. Le cœur n’y est plus vraiment. L’écroulement, en deux jours, du « Front républicain » a certes suscité des protestations, mais rien de comparable avec la bronca des régionales de 1997, quand certains patrons de régions, pour conserver leur pouvoir, avaient « vendu leur âme ». Aujourd’hui, tout le monde reconnaît sans enthousiasme qu’on ne peut pas changer le peuple. Il ne reste qu’à lui trouver quelques excuses en dénonçant ceux qui l’ont perverti. Ce qui explique l’ouverture de la chasse aux crypto-lepénistes sévissant dans les médias.
Les « réacs » sont partout. C’est le marronnier du moment. Un quarteron de journalistes félons menace la République ! D’un journal à l’autre, la liste des suspects et l’acte d’accusation varient mais la thèse est immuable. Zemmour, Ménard, Brunet, Rioufol, votre servante et quelques autres que je ne dénoncerai pas ici, avec Alain Finkielkraut comme tête pensante : nous avons « levé » les tabous, autorisant les pensées les plus nauséabondes à s’exprimer sans honte. Passons sur les différences qui nous séparent, lire notre prose avec discernement serait sans doute trop demander à nos procureurs. Passons aussi sur la générosité qui impute nos analyses à des postures et nos convictions au souci de faire prospérer notre petit fonds de commerce – pas assez pour le mien. Nos valeureux adversaires qui résistent dans les catacombes pour des salaires de misère. Il est assez extravagant d’entendre les voix les plus familières du PAF se lamenter en boucle de notre « omniprésence ». Il est vrai que les paroles dissidentes peuvent s’exprimer, mais j’aimerais bien savoir où est le scandale. Je ne trouve normal, juste énervant, d’entendre chaque jour la délicieuse Pascale Clark prêchi-prêcher chaque jours, j’aime bien, quand je le peux, regarder Aphatie sur Canal +. Au nom de quelle conception dévoyée du pluralisme serait-il intolérable que d’autres se fassent entendre ? Au lieu de réclamer des têtes, ces estimables redresseurs de tort devraient se réjouir d’avoir des adversaires avec qui ferrailler. Mais demande-t-on à la Vérité de parler avec le mensonge, au Bien de négocier avec le Mal ?
À moins d’une dizaine nous aurions plus d’influence que tous nos confrères réunis puisque nous ferions, par notre parole maléfique, monter le FN ? Merci du compliment. Mais peu me chaut. Si dire la vérité , c’est faire le jeu du FN, eh bien tant pis. Entre la vérité et Marine, je choisis la vérité.[/access]
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