Comme toujours, quand une cité s’embrase, on a parlé de désespérance sociale, pointé les responsabilités d’un Etat qui abandonne les plus misérables. Au quartier de la Villeneuve, à Grenoble, à l’issue de trois jours de violence durant lesquels on a tiré à balles réelles sur les policiers, brûlé des voitures et détruit des équipements, on a promptement décrété, sans doute sur la foi de témoignages irréfutables recueillis auprès des habitants, que « la plupart des personnes interpellées n’avaient aucun lien avec les violences ». On a déploré en chœur la disparition de la police de proximité – on voit mal à quoi elle servirait contre des gangsters qui dialoguent à l’arme lourde. On s’est empressé de recouvrir la réalité d’un voile pudique de bons sentiments et d’euphémismes adaptés. Ainsi, la mise à sac de Saint-Aignan, qui a commencé avec l’attaque de la gendarmerie et de divers édifices publics et s’est poursuivie par une expédition punitive dans les commerces du village, par une quarantaine d’hommes armés de haches et de couteaux, a-t-elle été pieusement qualifiée d’exactions. Et c’est en s’entourant de louables précautions langagières que les journalistes ont lâché que les agresseurs appartenaient à la « communauté des gens du voyage ». Dans le monde réel, on dirait Gitans ou Manouches, mais il paraît que ça stigmatise. Et puis, « gens du voyage », ça donne un genre vaguement exotique.
[access capability= »lire_inedits »]À l’origine de ces flambées de violence, pas de gamins terrorisés, coursés jusqu’à une installation à haute tension, ni de gosses faisant les marioles et percutant une voiture de police, mais, dans les deux cas, un duo de vrais malfrats, des clients de Cour d’Assises, qui tentent d’échapper à la police. Les premiers, pris en chasse après un braquage, tirent sur leurs poursuivants, qui répliquent, en laissant un au tapis. Son coéquipier parvient à regagner la Villeneuve : on dirait qu’il a passé une frontière. À Saint-Aignan, un jeune homme meurt dans une fusillade après avoir forcé deux barrages de gendarmerie. Dans les deux cas, la violence éclate parce que la « communauté » concernée, « le quartier » ou les gitans, « réclame justice ». À balles réelles ou à coups de haches.
Dans les deux cas, il s’agit clairement de refus d’obtempérer. Si les victimes s’étaient rendues sans faire d’histoire, elles auraient sauvé leur peau. Cela écorchera les âmes à sensibilité variable que la mort d’un voyou afflige plus que celle d’un gendarme : en tirant, les forces de l’ordre ont fait leur boulot.
Seulement, que voulez-vous faire d’une histoire pareille, dans laquelle le méchant est puni – durement il est vrai – tandis que le représentant de la loi triomphe. Même dans les westerns, on n’ose plus faire ça, le shérif est un salaud et le bandit a un grand cœur.
En quarante-huit heures, la police se retrouve en position d’accusée. Le glissement sémantique s’opère subrepticement. L’événement que l’on « couvre » n’est plus le déchaînement de violence, mais la mort de deux innocents ou presque. On parle de « provocation », de « bavure ». Lors de l’enterrement du jeune Gitan, une journaliste indique, grave et admirative, que « les proches font preuve d’une grande dignité » – sans doute ont-ils laissé leurs haches chez eux. L’oncle du défunt sanglote dans le micro en bredouillant qu’on n’a pas le droit de « tuer un bébé ». À La Villeneuve, France Inter déniche un père de famille bien sous tous rapports. Heureux que ses quatre enfants aient pu faire l’apprentissage de la mixité dans le collège du quartier, ce spécialiste-en-arrestations-en-douceur-de-fuyards affirme sur un ton péremptoire qu’il y a d’autres moyens d’arrêter les fauteurs de troubles. Les gaz hilarants ?
Les criminels n’ont pas peur de la police. Les honnêtes gens, si
Pour finir, on nous explique que les habitants sont terrorisés…par le dispositif policier. Le maire de Clichy-sous-Bois renchérit en expliquant dans Libération que la construction d’un commissariat dans sa ville inquiète « des braves gens » qui se demandent si cela ne va pas « exciter les jeunes », les pauvres ont les nerfs fragiles. Le pire, c’est que c’est vrai. Les criminels n’ont pas peur de la police, les honnêtes gens, si.
En quelques jours, la réalité est camouflée par le récit, irénique à souhait. Le dernier bastion a cédé. Après les professeurs, les pompiers, les médecins, les forces de l’ordre sont désormais la cible d’un nihilisme décomplexé. Voilà qui réjouira les beaux esprits pour lesquels la peur du gendarme est un vieux machin démodé ou la marque du fascisme.
Les représentants de l’ordre comme les intercesseurs du savoir, suscitaient autrefois un mélange de crainte et de respect. On leur reconnaissait le droit d’exercer une certaine coercition, au besoin par l’usage de la force. L’emploi arbitraire ou abusif de cette force pouvait légitimer la rébellion. Mais le flic et le voyou appartenaient au même ordre symbolique. Aujourd’hui, le second peut faire la guerre au premier sans avoir un instant la conscience de transgresser la loi commune. Il n’y a plus de loi commune.
La peur a changé de camp. C’est l’adulte, insulté, tutoyé, rudoyé qui doit baisser les yeux devant le petit voyou affranchi des convenances et des interdits. Une telle société n’est ni libertaire, ni hédoniste, elle est en route vers la barbarie.[/access]
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