De mon édifiante année à l’IUFM[1. Institut universitaire de formation des maîtres : ces établissements, supprimés depuis peu, ont été les laboratoires de l’ébouriffante pédagogie concoctée par ceux qui pensent que l’élève doit être au centre de l’École.] , il ne me reste à vrai dire qu’un seul souvenir. Un jour, on nous distribua un texte de Platon dans lequel ce dernier se plaignait de la baisse généralisée du niveau scolaire. Le formateur nous fit alors remarquer : « Vous voyez que ça ne date pas d’aujourd’hui, on s’en est toujours plaint et, finalement, les hommes ne s’en sont pas si mal sortis ! » Cette pirouette lui permit de passer au plus vite à tout autre chose et de ne surtout pas s’attarder sur l’effarant constat du niveau réel des élèves qui s’imposait à nous, les stagiaires, après un premier mois d’enseignement.[access capability= »lire_inedits »]
Je termine ma première décennie d’enseignement et cette remarque de Platon n’arrive pas à effacer un malaise persistant. On peut dire ce qu’on veut, le niveau baisse encore et encore. Et il me semble évident que nos méthodes pédagogiques sont les premières responsables du désastre, encore aggravé par la démission de plus en plus fréquente des parents.
Mais je suis un scientifique et j’ai voulu vérifier ce qui n’était finalement qu’une hypothèse. L’occasion m’en fut donnée à la fin de l’année dernière. Un méchant accident m’avait éloigné trois mois des salles de classes, période au cours de laquelle le rectorat, bien entendu, avait été incapable de me trouver un remplaçant, mais c’est un autre sujet. J’avais donc accumulé un magistral retard dans ma progression. Étant un enseignant à l’ancienneté toute relative, je tiens à ma progression professionnelle et je veux fournir aux élèves des cours formatés selon le modus operandi imposé par le fameux IPR, l’inspecteur pédagogique régional, chargé pour chaque matière d’évaluer les enseignants. Dans la mienne, les SVT (Sciences et Vie de la Terre), la méthode recommandée − c’est-à-dire imposée − exige de construire des cours en partant des représentations a priori erronées de mes élèves. Par exemple, si je perce la croûte terrestre, du magma va en sortir automatiquement ? Eh bien non ! Je m’acharnerai donc à les déconstruire patiemment pour permettre à « l’enfant d’être l’artisan de son savoir, de l’élaborer, de se l’approprier » comme ils disent…
Au-delà même de l’étrange impression que l’on éprouve à enseigner par la déconstruction, un constat s’impose : de cette façon, aucun enseignant ne peut boucler un programme dans les temps. Dans aucune matière d’ailleurs. En effet, les contenus sont toujours plus denses, tandis que les demi-journées sacrifiées grèvent les emplois du temps : l’une est imposée par l’Inspection académique pour réfléchir à la « remédiation » à tel problème, une autre est consacrée à une séance de cinéma pour permettre à ceux qui n’y vont jamais d’y aller au moins une fois par an… Mais surtout, cette méthode est complètement inadaptée à des élèves que le ministère identifie pudiquement comme « en décrochage » et qui n’ont de fait aucun savoir à « déconstruire ».
Je décide donc, pour le mois de juin, de me livrer à une expérience et de revenir au mode traditionnel « maître-élève » dans ma 4e d’un collège semi-rural de taille moyenne. En gros, cela consiste à montrer à la classe que je détiens le savoir, mais que je n’ai aucunement l’intention de le garder pour ma pomme, et même que j’entends faire en sorte que mes élèves finissent l’année en en ayant absorbé le maximum. En fin d’année scolaire, le risque d’inspection est nul, je suis donc parfaitement serein.
J’en profite pour évoquer notre couardise, à nous les enseignants, qui aimons être considérés comme ingérables et rebelles. Nous sommes les premiers à être soumis à l’autorité sans le moindre recul critique : la menace d’une visite inopinée d’une personne que nous n’estimons même pas (et qui arrive en moyenne une fois tous les six ans !) suffit à faire de nous des exécutants dociles acceptant d’appliquer une méthode dont nous constatons chaque jour l’absurdité. Bref, nous sommes les parfaits « mutins de Panurge » décrits par Muray : toute annonce de suppression de postes enflamme les salles des profs et déclenche un « mouvement social », mais les conseils d’administration des établissements, où siègent des enseignants, approuvent systématiquement la ventilation des heures distribuées par l’Inspection académique et publiée par le sacro-saint Bulletin officiel de l’Éducation nationale. En clair, nous crions « non » dans la rue et votons « oui » dans nos collèges et lycées. Ce n’est qu’une des manifestations de la schizophrénie d’une corporation dont la plupart des membres savent que les méthodes traditionnelles étaient bien plus efficaces que la prétendue pédagogie actuelle, mais refusent avec la dernière énergie d’y revenir.
Passons et revenons à mon expérience. Au début, le passage en mode « maître/élève » est assez surprenant pour la classe. Je sors le grand jeu : un cours, un vrai, mené à grand renfort de schémas, d’effets de scène et, quelquefois, d’une expression un peu cavalière, histoire de faire sourire, pour capter l’attention et expliquer un concept ardu. À certains moments, je sollicite un élève pour m’assurer qu’il a tout saisi, ce qui permet de répéter l’essentiel du cours sans lasser la classe. Bref, je fais le show. Dans ces conditions, les 18 heures hebdomadaires que tout professeur certifié doit à l’Éducation nationale ne sont pas vraiment service minimum.
En revanche, l’effet est spectaculaire : de l’enfant sans problème au cancre en passant par la gamine transparente, tous les élèves m’assaillent de questions, et ce n’est jamais parce qu’ils n’ont rien compris mais parce qu’ils veulent en savoir plus. De cette façon, je couvre en une heure une partie du programme pour laquelle la méthode officielle en prévoit trois. Le temps précieux ainsi économisé permet de mener de véritables travaux pratiques et de faire des exercices qui permettent de valider les connaissances acquises. À la fin du cours, au moment de le noter dans leur cahier, une jeune fille vient me voir : « Monsieur, vous pourrez faire tous les cours comme ça à partir de maintenant ? » Je jure que je n’invente rien.
C’est ainsi que, durant un mois, j’ai retrouvé le bonheur d’être professeur. Mais en même temps, j’ai compris à quel point les méthodes imposées par l’institution étaient désastreuses. Le jargon pseudo-scientifique en usage dans les IUFM permet sans doute à certains de faire les importants dans d’interminables réunions. Mais tout professeur qui prend sa mission au sérieux sait que les élèves n’apprennent rien, ou si peu, avec ces méthodes prétendument « modernes ». Dans ces conditions, les apparatchiks de la rue de Grenelle et les médias qui célèbrent béatement tout ce qui est marqué du tampon « nouveau » ne sont pas les seuls responsables de cette effarante situation. Ce qui a permis aux âneries pédagos de s’imposer, c’est aussi le silence des salles de profs. Notre silence.[/access]
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