Que faire de tous ses millions quand on a gagné à la loterie ? En 1952, lorsque l’on s’appelle Jacques Laurent, alias Cecil Saint-Laurent, et que la loterie en question n’est autre que le succès planétaire de Caroline chérie, on s’achète des costumes de luxe, des Buick (avec chauffeur), et une revue. Celle dont on rêvait depuis longtemps, où l’on pourrait écrire et faire écrire à sa guise, laissant enfin les rênes sur le dos à ses goûts et à son insatiable curiosité. Bref, « une revue où l’on écrirait tout à fait en liberté»[1. A. Cresciucci, Jacques Laurent à l’œuvre, itinéraire d’un enfant du siècle, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2014., et que Jacques Laurent, songeant à Balzac, nomma La Parisienne.]
La seule idée qui préside à sa démarche, c’est la volonté de « dégager » la littérature : de la libérer de ceux qui, comme Sartre dans Les Temps modernes, y recourent « pour familiariser le lecteur avec (leurs) conceptions ». En somme, cette littérature, il s’agit d’en faire autre chose qu’un moyen au service d’une idéologie. Dans le texte de présentation du premier numéro, en janvier 1953, Jacques Laurent répète que sa revue « ne souhaite servir rien d’autre que la littérature », et qu’elle entend traiter ses lecteurs « comme un public majeur », et non comme une classe à endoctriner.[access capability= »lire_inedits »] L’uniforme, ça suffit ! Huit ans après la Libération, il est bien temps d’être libre. Autrement dit, cette revue qui se fiche de tout, sauf du talent, est une suite « d’humeurs, de caprices et de curiosités non dirigés ». Car « la littérature, insiste Jacques Laurent, n’est point un sport d’équipe ». Ce mot est un peu l’acte de naissance de l’anarchisme de droite dont La Parisienne deviendra, à son corps défendant, l’un des symboles.
Anarchisme : chacun est libre dans cette aventure que Jacques Laurent présente en riant comme « un ferment de désordre ». Mais de droite : conformément à l’esthétique du Grand Siècle, la revue « vise à plaire », tout en publiant « chaque mois quelque chose de civilisé ».
Coups de griffe, coups de patte, coups de cœur et coups de génie se succèdent au fil des pages, faisant souffler un vent frais dans le petit monde intellectuel qui, depuis la fin de la guerre, sent un peu trop la naphtaline. À force d’écrire le nom Liberté, on finit par oublier la chose. La Parisienne, elle, se sent et se montre absolument libre.
Liberté dans le choix des sujets : la revue ne s’interdit rien, pas même la politique, le c…, l’argent et la religion, bref, tout ce dont on ne parle pas à table chez les gens bien élevés. Le numéro 2, en février1953, consacre son dossier au couple, celui de mars à la réouverture des maisons closes, celui de mai à la vitesse…
Liberté dans le choix des auteurs : à côté des romanciers et des poètes, on rencontre des philosophes, des historiens, des mathématiciens, des peintres ou des biologistes : chacun a la parole s’il a quelque chose à dire, et la pertinence du patronage de Jean Cocteau, le grand touche-à-tout du xxe siècle, se vérifie à chaque nouvelle livraison.
Liberté de ton, enfin. À rebours des Temps modernes, La Parisienne soigne sa ligne mais n’en défend aucune. Certes la droite, dans toutes ses nuances, s’y exprime sans entrave, nouveauté considérable : dans le numéro 2, on rapporte un mot de Bernard Frank, le critique littéraire des Temps modernes qui, évoquant La Parisienne, définit l’écrivain fasciste comme quelqu’un qui « déteste ce qui est ennuyeux ». Pourtant, la gauche est également présente : Boris Vian y écrit régulièrement, et il sera bientôt suivi par Jean Cassou, Edgar Morin et Roger Stéphane.
C’est cette liberté qui dérange, et qui conduit Bernard Frank, toujours lui, à ironiser sur ce « Prisunic de la littérature : 100 articles, 140 pages, 200 balles ». Autant que ses prétendues complaisances droitières, c’est cette frivolité revendiquée, ce désir de plaire, que les bien-pensants officiels reprocheront toujours à la revue de Cecil Saint-Laurent. En fait, c’est cet « anarchisme désirable » – et l’argent de Caroline chérie – qui permet à ce hapax éditorial de durer cinq années, le temps de ruiner Jacques Laurent. Et de demeurer, un demi-siècle plus tard, quelque chose comme un regret, et un modèle.[/access]
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*Photo : DALMAS/SIPA. 00416198_000002.
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