La nuit et toutes les autres nuits


La nuit et toutes les autres nuits

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Si certains écrivains cultivent le même sillon, retournent sans cesse la même terre jusqu’à la rendre infertile, Franck Maubert pratique l’assolement triennal. Il varie les plaisirs, les impressions, sans jamais forcer le trait, instillant, avec une économie de mots, une atmosphère tendre et ambiguë. Qu’il parte à la recherche du Dernier Modèle de Giacometti (Prix Renaudot Essai 2012) ou qu’il enquête sur le taux de mortalité anormalement élevé d’une cité tourangelle (Ville Close en 2013), il dessine une œuvre à mi-chemin entre pudeur et déclaration. Un va-et-vient très agréable à l’oreille. Une sorte de Chardonne sous LSD, de Freustié au zinc.

C’est un art délicat, fait de touches sensibles et d’accès de vérité, que de raconter la vie d’un ami disparu, emporté par une balle de 22 long rifle, l’artiste Robert Malaval né en 1937, suicidé en 1980. Sans trahir et sans racoler, « Visible la nuit » tient à la fois du journal intime et d’une longue déambulation dans Paris, la nuit. Maubert vient d’écrire le roman des années 70, cette décennie charnière qui a vu la Capitale basculer dans la normalité. On sait depuis combien elle est mortifère et indécente. Le Vieux Paris enseveli, les Halles démontées laissant un trou béant d’incertitudes pour une jeunesse partagée entre réalisme économique et paradis artificiels. Cet après-68 ne fut pas seulement cette parenthèse enchantée tant fantasmée par une poignée de nostalgiques. Du boulot, il y en avait bien sûr, du mal-être aussi. Les enfants du baby-boom biberonnés à la société de consommation peinaient à trouver leur place sur cet implacable échiquier social. Toutes les générations ne sont-elles pas sacrifiées sur l’autel du rendement et du voyeurisme ?

Maubert raconte la vie chaotique de Malaval, disciple turbulent de l’Ecole de Nice, inventeur, entre autres, de l’étrange « aliment blanc qui mange les meubles ». Si l’art contemporain vous indispose, cette biographie romancée vous réconciliera avec ce créateur édenté et mal embouché dont les errances touchent en plein cœur. En grand spécialiste de la peinture, Maubert explique certaines œuvres, décode la démarche artistique, mais là ne réside pas l’essentiel. Son roman est celui d’une certaine jeunesse, d’un Paris underground, chic et intello, vagabond et rock, d’une dérive somnambule entre le Palace et le Gibus, la FIAC et le bistrot du coin.

Autodidacte, ancien chevrier des Basses-Alpes devenu un temps chouchou de la critique arty, Malaval n’est pas du genre malléable, artiste conventionné, ambianceur du système. Plutôt le gars brutal, sans illusions, romanesque en somme. « La peinture c’était fini, plus personne n’en avait rien à foutre d’accrocher un tableau dans son salon », et il ajoutait « être artiste aujourd’hui, est devenu une position assez impossible, c’est être devenu commerçant ». Un garçon lucide malgré les excès et pas assez roublard comme certains de ses confrères pour continuer à faire semblant. La dernière scène du livre qui décrit une exposition à Créteil, mouroir pictural, est crépusculaire sur la fin de toutes les illusions. « Visible la nuit » est aussi strident qu’un riff de Keith Richards, chahuté qu’une virée en DS et émouvant qu’un vers d’Aragon. Et puis, Maubert, name-dropper élégant, égrène une galerie de portraits de cette époque-là. Vous croiserez plein de filles sensas, Jean-Marc Roberts, Jean-Pierre Léaud, Dalí et même Bokassa ! Dans cette rentrée littéraire où les copistes sont de retour sur les étalages, Maubert préfère l’original.

Visible la nuit de Franck Maubert – Fayard

*Photo: GINIES/SIPA.00010967_000001



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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