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La nuit des indignations


La nuit des indignations

Lorsque Jérôme fit son apparition au Marquis, il éprouva d’abord un sentiment de soulagement avant de se laisser gagner par l’exaltation. Sur un écran géant, le clip de Mondino tournait en boucle, charriant en rafale des images d’actualité bouleversantes, souvent à la limite du supportable. Les enceintes crachaient sur fond de musique « sérielle techno» une phrase martelée par des voix tantôt caressantes, tantôt stridentes : « Nuit blanche pour l’indignation ; Pour s’indigner, il faut se motiver ! » Le personnel filtrait avec délicatesse les cartons à l’entrée de la boîte. Tout la planète était là, les gloires fanées, les starlettes en devenir, les chroniqueurs goguenards, les parlementaires en goguette, les faiseurs d’opinion en immersion, le gotha du CAC 40, les sportifs en smoking, les humanitaires taciturnes, les goncourables et les acteurs bankables, les conseillers d’Etat et les représentants des grandes religions du Livre. Sans oublier le gratin germanopratin, les poids lourds de la République des lettres à tempes grisonnantes, spécialement habillés pour la soirée par Jean-Paul Gaultier.[access capability= »lire_inedits »]

Dans la salle était réuni le panel de ceux dont la souffrance donne des raisons de s’indigner. Les homosexuels muets tendance cuir, les couples de cartomanciennes roumaines lesbiennes militant pour l’homoparentalité, les transsexuelles tibétaines de sensibilité guattariste, les cracheuses de feu Kurdes résolument antinucléaires, les pyromanes victimes de discriminations spécifiques, les drag-queens berrichonnes et adeptes de la sorcellerie, les magistrats tantriques pénalisés dans leur avancement, les boulangers soufis, victimes d’un handicap, sans oublier les clavecinistes maniaco-dépressifs exigeant l’ouverture d’une négociation de branche sur la pénibilité les affectant spécifiquement. Toutes les causes de l’indignation trouvaient ici une incarnation dans ces personnages emblématiques d’une oppression multiséculaire qui continuait de gangréner notre société corsetée.

L’abstraction républicaine n’avait que trop refoulé les singularités

La force de l’approche marketing, pensait Jérôme, consistait à segmenter les catégories pouvant servir de support à cet embrasement salvateur. Toutes ces éminentes victimes des phobies ignobles, imputables à la chape de plomb de l’ordre moral, avaient été soigneusement castées par le planner stratégique de l’agence, puis story-boardées par un illustrateur en vogue, tels des tableaux vivants. Le directeur du planning stratégique, un ancien disciple de Pierre Bourdieu – émargeant à 12 000 euros par mois − n’en continuait pas moins à résister à l’odieux rouleau compresseur du néolibéralisme.

L’abstraction républicaine n’avait que trop refoulé les singularités. Il fallait bien que quelqu’un entreprenne de susciter une émotion salutaire pour fonder une ontologie de l’indignation. L’agence Rebelle, spécialisée dans la communication éthique, avait mis rudement son département Événementiel à contribution. Les commerciaux avaient dû littéralement guerroyer pour convaincre les « grands comptes » des gains d’image qu’ils pouvaient attendre d’un tel événement.

Belinda avait travaillé des nuits entières pour élaborer le concept, établir la copy-stratégie et déployer, de manière quasi-militaire, la logistique. Il l’aperçut dans la foule : elle savourait son triomphe, une coupe de champagne à la main, sanglée dans un tailleur du meilleur goût. Elle avait su convaincre Act Up de scénariser la soirée et de répartir ses militants dans la salle pour créer des moments d’authentique indignation. En un instant, ils parvenaient à se mettre en condition psychique – appuyés par une basse techno obsédante − pour entrer dans une sorte de transe protestataire incroyablement contagieuse.
Les équipes d’Act-up psalmodiaient extatiquement :
« Pourquoi s’indigner ? Parce que, si nous ne nous indignons pas, c’est la résignation qui balaiera tout. S’indigner, c’est faire parler l’émotion qui nous submerge et qui permet de résister. S’indigner, c’est prendre le parti du refus, c’est poser un acte de résistance. »
Jérôme était soudain tenaillé par le doute. Tout cela n’était-il finalement pas un peu court ?
Cette indignation fébrile semblait se suffire à elle-même. Pire, certaines existences mesquines y trouvaient à bon compte un supplément d’âme. Mais c’était, pour toute l’équipe de Rebelle, une telle récompense de voir toutes ces filles sublimes – issues de la diversité − s’élancer sur la piste avec des académiciens distingués et des décideurs économiques épris de dialogue social, pour danser leur indignation jusqu’au bout de la nuit…
Tout de même : voilà un concept qui va vraiment cartonner, se dit Jérôme. C’est une nouvelle attitude proposée au consommateur, reposant essentiellement sur l’éthique en cohérence avec l’éco-responsabilité. Il faut que l’acte d’achat soit considéré comme un acte militant, d’adhésion à une cause. L’indignation est un vecteur de la consommation, surtout en période de crise !

Dans le brouhaha du Marquis, Jérôme s’efforçait d’expliquer doctement cette démarche à une avenante énarque hyper-fashion et pourtant proche d’Europe Écologie…

L’humanité enfin réveillée de sa coupable soumission

Puis, soudain, les lumières s’éteignirent. Par vagues successives montèrent les cris de l’indignation unanime.
Une communauté venait de naître. Le moment était presque mystique, liant des destins pourtant si discordants. Et Belinda avait assuré grave, question timing !
Elle avait imaginé la césure de la soirée. Le moment de grâce ! Descendant par une sorte de treuil, vers une petite scène circulaire où l’attendaient les cracheuses de feu, un homme, habillé d’un smoking pourpre, apparut enfin. C’était lui le roi de cette nuit grandiose, sponsorisée par une grande marque de champagne, un constructeur automobile haut de gamme et un parfumeur de renom. Les applaudissements fusaient, l’assemblée hurlait frénétiquement. Telle une rock-star, Stéphane Hessel était maintenant parmi eux. Pour l’accueillir, le chœur des drag-queens berrichonnes entonna l’hymne à l’indignation, conçu spécialement pour cet homme qui avait réveillé l’humanité de sa coupable soumission. L’émotion était à son comble !

Les appareils de photos crépitaient. Belinda imaginait déjà les retombées.
Soudain, la rédactrice en chef de Glamour − une blonde quinquagénaire très accorte et proche du dalaï-lama, chuchota à l’oreille de Jérôme :
« Chacun doit avoir droit à son quart d’heure d’indignation. »[/access]

Février 2011 · N°32

Article extrait du Magazine Causeur



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Intermittent de la gouvernance, Gérard Delahaye aime les mots, les idées, les sons, les bars. Il dispose encore de quelques brefs moments d'une lucidité précaire qu'il souhaite faire partager.

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