Dans La Mort de Staline, Armando Iannucci met en scène les instants qui ont suivi la crise cardiaque fatale au « petit père des peuples ». Sa succession donne lieu à une tragi-comédie hilarante et très bien documentée.
Le centenaire de la Révolution d’octobre l’année dernière n’a suscité que très peu d’échos. Alors que l’actuelle Russie commémore fastueusement tous les ans la victoire de l’URSS sur le nazisme, il n’y a eu aucune manifestation officielle autour de l’anniversaire d’un événement considérable, mais probablement encombrant pour les nouveaux dirigeants. L’édition en revanche n’a pas été en reste et nombreux ont été les ouvrages publiés, certes d’inégales importances mais dont certains méritent le détour. Et puis il y a un film italo-britannique assez étrange sorti au début du mois : La Mort de Staline.
Étrange parce que, annoncé comme l’adaptation d’une (excellente) bande dessinée éponyme, on pensait voir une comédie du même type que le très réussi Twist again à Moscou de la bande du Splendid. On tombe pourtant sur un drôle d’objet, très documenté et joyeusement sardonique traitant un sujet tragique avec beaucoup d’humour et de finesse politique.
Mais pourquoi, pourquoi, pourquoi…?
Slavoj Zizek, philosophe slovène et communiste, avait dit à un Bernard-Henri Lévy interloqué : vous n’êtes pas assez anticommuniste, car vous ne fournissez pas l’explication du terrible échec. Cette quête de l’explication hante toujours ceux qui ont rêvé d’émancipation humaine. Pourquoi cette espérance, qui fut l’une des grandes passions du XXe siècle, a-t-elle débouché sur une tragédie sanglante ? Les historiens ont décortiqué en long en large et en travers les 63 ans de dictature du Parti communiste de l’Union soviétique. Quasiment heure par heure pour certains événements clés. Et chacun est allé piocher la séquence, la bifurcation, l’occasion manquée qui lui permettait de basculer dans l’uchronie et de se convaincre que l’instauration du bonheur sur terre était possible et qu’était jouable le mot d’ordre de Marx : de chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses devoirs. Ah si Lénine n’était pas mort, si Trotsky avait été moins arrogant, Staline gentil et Boukharine moins lâche… Outre que cette approche n’est guère marxiste, elle présente le gros défaut, de se faire rappeler à l’ordre par ceux qui vous répondent irréfutablement : « Mais cela a débouché PARTOUT sur la tragédie sanglante et la dictature féroce ».
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Il n’y a pas grand-chose d’intéressant à trouver chez ceux qui, comme Stéphane Courtois par exemple, furent les Savonarole de la nouvelle foi, et consacrent le reste de leur existence à essayer d’expier en brûlant ce qu’ils ont adoré. Il y a cependant, dans la production récente, des choses remarquables comme le pavé publié sous la direction de Nicolas Werth dans la collection « Bouquins ». Sobrement intitulé Le goulag, il est constitué d’un recueil de textes émanant de témoins directs issus de l’administration des camps et des détenus. J’invite d’ailleurs à le lire en parallèle de la somme éditée chez Gallimard et réalisée par Nikolaus Wachsmann sous le titre KL. Une histoire des camps de concentration nazis. Lectures croisées qui font désespérer de la nature humaine, mais permettent aussi de constater les différences constitutives des deux systèmes totalitaires.
Les pieds nickelés du stalinisme
Préfacée par le même Nicolas Werth, on peut aussi lire la dernière en date des biographies de Staline, écrite par Oleg Khlevniuk. L’historien russe a longuement pu travailler sur les archives et produit une approche passionnante. Son livre est construit comme un système de renvois à partir des premiers jours de mars 1953, au moment de la mort du tyran. Il permet d’appréhender le rôle décisif de Staline dans la mise en place de ce paradoxe d’une forme de bond en avant d’un pays arriéré à un prix humain effroyable. Mais on y rencontre aussi toute une « équipe » de proches collaborateurs du Vojd constituée très tôt après Octobre et qui vont étonnamment lui survivre.
Les hasards (?) des agendas éditoriaux ont vu la publication quelques jours plus tard d’un ouvrage précisément appelé Dans l’équipe de Staline. De si bons camarades, sous la signature d’une historienne britannique, Sheila Fitzpatrick. On y retrouve Khrouchtchev, Beria, Malenkov, Molotov, Boulganine et Mikoyan, le sextuor resté près de 40 ans aux côtés du monstre et dont les membres, à l’exception de Beria, mourront tranquillement dans leur lit. Et c’est précisément cette exception que nous raconte le film, La Mort de Staline, dont il est probable que le réalisateur a lu ce livre. Voilà six personnages qui ont tout vu, accepté et soutenu, dont la fortune politique a dépendu de leur docilité et de leur dévouement à celui dont ils se demandaient tous les soirs si une disgrâce mortelle ne les réveillerait pas à l’aurore. Et le film nous raconte l’histoire de ces six hommes lorsqu’ils apprennent que celui qu’ils servent et qui les terrorise, victime d’une attaque est en train de mourir. C’est simplement une terrible tragédie, et le réalisateur réussit le tour de force de nous offrir une comédie grinçante et parfois hilarante.
Les avenirs d’une illusion
La réalisation est rigoureuse, décors accessoires et costumes impeccables, mais surtout il émane de la farce mise en scène, une vérité historique et une subtilité politique tout à fait réjouissantes. Avec deux entorses concernant la vérité historique, celle qui place en 1953 des épisodes de la Grande Terreur de 1937, et celle des conditions de la fin de Béria. Ces accommodements étaient indispensables et renforcent la cohérence de la démonstration. Les six complices attendaient impatiemment la mort du monstre, fermement décidés à lui succéder, chacun voulant être le nouveau patron. Non pour continuer l’œuvre de Staline mais au contraire pour être celui qui ouvrirait les fenêtres et lancerait la déstalinisation.
Le plus en flèche est curieusement Béria, pourtant patron du NKVD, mais qui n’a pas grand-chose à faire du marxisme-léninisme. Il trouvera sur sa route un Khrouchtchev, l’ouvrier ukrainien, qui veut être le nouveau chef, déstaliniser et accomplir quand même les promesses de l’avenir radieux. Il ne réalisera que la première partie du programme. Après tant et tant d’autres, Béria sera le dernier à tomber dans la trappe mortelle, accompagné de sa légende noire. Son vainqueur, pour l’emporter, s’appuiera sur Joukov, présenté dans le film comme un soudard sexiste et homophobe absolument impayable. Il s’entendra dire par la fille de Staline, à qui il laisse entendre qu’il renversera la statue de son père : « Je ne pensais pas que ce serait vous ». Et par Anastase Mikoyan, probablement le plus intelligent de la bande : « On continue, mais on tourne la page du bain de sang. »
J’invite Slavoj Zizek à aller voir cet excellent film. Il y prendra du plaisir mais n’aura pas la réponse à sa question : « Pourquoi est-ce que cela n’a pas marché » ?
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