Notre surréaction au léger rebond de mortalité provoqué par le Covid-19 révèle notre hypersensibilité à la mort. En l’absence de fléaux ou de grandes guerres depuis des décennies, l’allongement de l’espérance de vie est devenu un droit de l’homme.
L’épidémie de Covid-19 agit comme un extraordinaire effet de loupe sur les attitudes contemporaines devant la mort. Chaque soir à la télévision, le désormais célèbre directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, nous donne le décompte des morts du jour. On en oublierait presque qu’avant l’épidémie, 1 700 personnes mouraient chaque jour en France.
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L’expérience collective de la mort
L’effet de loupe s’explique aussi par le plus grand nombre de décès simultanés. D’habitude, on meurt en ordre dispersé et chacun, les moribonds et ceux qui leur survivent, vit discrètement le problème à son échelle, selon un calendrier individuel et aléatoire. Ici, exceptionnellement, on vit tous ensemble les conséquences de l’épidémie.
Techniquement, dans ce genre de situation, on parle de mortalité extraordinaire, bien qu’elle soit très limitée. Au XVIIe siècle, il se produisait localement une crise de ce genre tous les dix ou vingt ans, si bien que la mortalité ordinaire enregistrée dans l’année doublait. Dans le cas présent, au pire moment de l’épidémie, on aura eu un surcroît hebdomadaire de mortalité de l’ordre de 30 à 40%, soit un nombre de décès quotidien approchant de celui de la guerre de 14 (autour de 950 morts), mais sur deux semaines seulement (et non 52 mois) et avec 25 millions d’habitants en plus.
Du régime démographique
À la différence du sida, le Corona respecte l’ordre de passage des générations face à la mort et seul son sex-ratio (très défavorable à la gent masculine) est extraordinaire. Bref, on a plus affaire à une amplification de la mortalité ordinaire qu’à une véritable crise de mortalité extraordinaire. Le stress est bien réel, mais il est, finalement, assez limité, et on sent bien que le grand nombre a résisté à la tentation d’aller se confiner au soleil au retour des beaux jours.
Les attitudes devant la mort dépendent surtout du régime démographique d’une société, même si ce n’est pas le seul paramètre. C’était le sens de la formule profonde de Pierre Chaunu pour qui l’histoire de la mort était « une dérivée de l’espérance de vie ». Or, notre régime démographique, tel qu’il s’est mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais dans le prolongement d’évolutions plus anciennes dont certaines remontent au XVIIIe siècle, se caractérise par quatre traits principaux.
- La quasi-disparition de la mortalité infanto-juvénile, qui a commencé à baisser fortement à la fin du xixe siècle et qui a été divisée par dix en dix ans après la Seconde Guerre mondiale. Elle atteint désormais des niveaux quasi incompressibles, mais elle ne doit pas nous faire oublier qu’au xixe siècle encore, les enfants et les jeunes fournissaient le gros contingent des morts.
- Le gain d’une « vie en plus », de vingt ou trente ans, qui a bouleversé aussi bien la structuration des existences individuelles (en contribuant à déplacer le seuil physiologique et psychologique de la vieillesse) que l’équilibre des générations dans les familles. Le rideau de protection face à la mort que constitue la génération des parents, disparaît plus tard, ce qui retarde d’autant le moment où les adultes cessent véritablement d’être des enfants. S’ensuit une « infantilisation » psychologique massive des sociétés.
- La concentration tendancielle des décès après 65 ans, phénomène inédit dans l’histoire démographique de l’humanité. Mais comme la mortalité finale d’une génération reste, jusqu’à nouvel ordre, de 100 %, elle s’élimine désormais intégralement en vingt ou trente ans, moyennant un système de départs groupés que les baby-boomers sont les premiers à étrenner. L’épidémie les surprend en pleine action et menace d’en accélérer dangereusement les opérations. Ils ne sont peut-être pas pour rien dans la surréaction collective au phénomène, les plus jeunes étant moins concernés et les plus âgés moins consultés, bien qu’on parle beaucoup en leur nom.
- La quasi-disparition de la mortalité extraordinaire, celle des famines, des épidémies et des guerres qui, en additionnant souvent leurs effets, pesaient lourd dans le bilan global de la mort. La dernière famine européenne date de 1846 (en Irlande), la dernière épidémie vraiment meurtrière de 1918-1919 (la grippe espagnole), la dernière guerre vraiment sanglante de 1939-1945. Depuis, plus rien ou des épisodes si modestes que les générations qui avaient connu l’ancien monde démographique n’ont pas pensé à les signaler, de même qu’on s’accommodait dans les années 1970 d’une mortalité routière annuelle de 15 000 morts.
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Le droit de l’homme vieux
Les sociologues notent que nos contemporains croient en une sorte de droit à vivre jusqu’à 80 ans. De sorte que tous les décès survenus antérieurement leur paraissent plus ou moins prématurés.
Se généralise ainsi un profil de vie en cloche, qui voit les existences se terminer paisiblement vers 80 ou 90 ans, comme une bougie s’éteint.
À la limite, on redoute plus désormais la dégradation physique et psychique inhérente au grand âge que la mort elle-même, comme on peut en juger au vu de l’ampleur de la littérature sur Alzheimer ou nos discussions sur la fin de vie.
L’imprévisibilité de la mort ayant beaucoup diminué, ce serait plutôt sa trop grande prévisibilité qui nous angoisse désormais. L’espérance de vie, jadis simple artefact mathématique déformé par la mortalité infanto-juvénile, est devenue un pronostic assez sûr de la date du décès. C’est cette nouvelle représentation dominante de la mort que la pandémie révèle. Nous surréagissons au phénomène non seulement parce que nous n’y sommes plus habitués, mais parce que nous avons développé une forme d’hypersensibilité à la mort. De plus en plus maternel, notre État traumatisé par la canicule de 2003 applique un principe de précaution prophylactique qui accentue encore cette tendance. Pour la psyché collective, la focalisation médiatique sur l’événement entretient l’obsession des morts du Covid. Gageons que ceux d’entre nous qui viennent d’ailleurs, de pays en guerre (la « vraie », pas la « sanitaire ») ou moins favorisés, ne s’y trompent pas et sentent bien la différence.
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D’où probablement la tendance à exagérer la portée de l’événement, censé délimiter dans notre histoire un « avant » et un « après », sans qu’on voie très bien sur quoi repose un tel diagnostic. L’événement Covid ne bouleverse pas fondamentalement les données de la situation antérieure. Rien n’indique que notre monde divisé soit vraiment résolu à en tirer les conséquences de manière convergente.
Le plus probable est que celles-ci seront surtout économiques et sanitaires. La prochaine fois, en somme, nos stocks de masques et de respirateurs seront au complet. Pour le reste, qu’on se rassure, ou qu’on s’en désole : nous sommes les mêmes, ou presque.
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