Causeur. Nous nous sommes habitués à voir l’État s’ingérer dans notre vie domestique, sinon privée – alimentation, sport, alcool, tabac : rien de ce que nous faisons de notre corps ne lui est étranger. Devons-nous nous rebeller contre cette infantilisation ou nous réjouir de cette protection ?
Claude Le Pen[1. Claude Le Pen est professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine. Spécialiste de la santé, il est président du Collège des économistes de la santé. Son dernier ouvrage publié, Où va le système de santé français ?, co-écrit avec André Grimaldi, a paru en 2010 chez Prométhée dans la collection « Pour ou contre ? ».]. Il faut surtout comprendre ce qui a changé. En effet, au terme d’une longue évolution, nous sommes passés de « guérir » à « prévenir », donc de la prise en charge des malades à celle des bien-portants. Pour autant, la politique sanitaire a toujours utilisé la contrainte, par exemple pour séparer les malades – de corps ou d’esprit – de la population « saine ». Le dernier exemple de cette exclusion des malades n’est pas si ancien : les sanatoriums pour tuberculeux ont fonctionné jusqu’au milieu du XXe siècle ! La nouveauté tient donc à l’affirmation de l’« État préventif » : on n’agit plus seulement sur les malades, on impose des comportements aux bien-portants pour éviter qu’ils deviennent malades.
Comment expliquez-vous cette montée en puissance de l’« État préventif » ?
Par la conjonction de deux processus parallèles. D’un côté, la France, comme les autres sociétés occidentales, a intégré la santé publique au spectre des activités régaliennes de l’État: instruction publique et santé publique ont été les deux mamelles de la Troisième République. [access capability= »lire_inedits »] Mais le triomphe de la médecine curative, au XXe siècle, a occulté cette dimension au profit de l’assurance-maladie et de l’« accès aux soins ». De l’autre, et c’est un phénomène récent, les citoyens expriment une forte demande de santé publique, tout en réclamant toujours plus de libertés individuelles. En France, c’est le scandale du sang contaminé qui a marqué le grand réveil de la santé publique.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que, dans cette affaire, l’État a manqué à sa mission de protection…
Précisément. Et c’est bien parce que ses défaillances étaient de plus en plus mal ressenties que l’État a étendu ses interventions. Mais il doit en outre faire avec des aspirations contradictoires : en même temps que la demande croissante d’intervention, la montée de l’individualisme se traduit par une méfiance croissante à l’égard des détenteurs du pouvoir. Les citoyens d’aujourd’hui veulent la protection sans la contrainte ! Par exemple, on remet en cause le caractère obligatoire des vaccinations, pourtant l’une des premières mesures préventives prises par l’État moderne au XIXe siècle ! Le nouveau calendrier des vaccins obligatoires réduit encore leur nombre au profit de « vaccins recommandés ». Là où autrefois l’État ordonnait, il s’emploie désormais à convaincre et à suggérer.
Oublions un instant ce que veulent les citoyens. N’y a-t-il pas, chez ceux qui représentent la puissance publique, un secret désir de normaliser, voire de moraliser les comportements ?
Sans aucun doute ! L’État impose ou conseille fortement aux bien-portants de changer leurs habitudes, c’est-à-dire de se conformer à un modèle défini : c’est la définition même d’une normalisation, qui s’appuie sur des arguments indiscutables puisque scientifiques. Dans la réalité, discours scientifique et moralisateur s’emmêlent, le premier étant souvent appelé à la rescousse du second. L’exemple de la lutte contre le tabagisme est révélateur. Le discours anti-tabac moralisateur d’un Henry Ford, par exemple, a été ratifié a posteriori par la science ! En 1989, peu de temps après le choc de l’affaire du sang contaminé, l’État a commandé à cinq « sages » (Albert Hirsch, Gérard Dubois, Maurice Tubiana[2. Le 12 mai 1986, le professeur Maurice Tubiana déclarait que le risque pour la santé représenté par le nuage radioactif échappé de Tchernobyl était « tout à fait infime, comparable à celui que courrait quelqu’un qui fumerait une cigarette tous les dix ans ».], Claude Got et François Grémy) l’un des premiers rapports importants sur la lutte contre le tabac. Il en est sorti un texte à la fois culpabilisateur et prohibitionniste, recommandant non pas de corriger, d’éduquer, d’atténuer ou de réparer, mais d’interdire et d’éradiquer le tabagisme – en somme d’inventer, une fois de plus, un homme nouveau, moralement supérieur.
Est-ce cette dimension moraliste qui explique l’agitation du gouvernement au sujet de la cigarette électronique ?
Tout à fait ! La dimension morale qui apparaissait dans le rapport des cinq « sages » prévaut toujours puisque, en l’espèce, les arguments scientifiques sont pour l’instant faibles. Le même moralisme a pesé sur la politique de réduction des risques liés à la toxicomanie. Lorsque les premières campagnes de distribution de seringues stériles ont débuté, certains s’y sont opposés, en arguant que cela encouragerait les toxicomanes ou, au moins, tendrait à justifier leur addiction. La mesure a donc été jugée à l’aune de sa portée morale plus que de son efficacité en termes de réduction des risques. Un drogué qui a une chance sur dix de contaminer quelqu’un, est-ce mieux qu’un drogué qui a une chance sur deux de contaminer quelqu’un ? Du point de vue scientifique, on peut dire oui, mais du point de vue moral on doit répondre non. Peu importe la statistique, ce qui est mal, c’est que quelqu’un se drogue et qu’il puisse contaminer quelqu’un d’autre. Donc, il ne faut rien faire qui pourrait l’encourager dans son addiction, ni même lui simplifier la vie.
C’est peu ou prou l’argument du pape (en tout cas du précédent) sur les préservatifs : ce qui est mal, c’est la liberté sexuelle et l’infidélité…
Sauf que le pape est dans son rôle ! Il n’a pas à s’inscrire dans le registre du calcul, ni à fournir des justifications scientifiques à l’appui de son discours. Mais c’est aussi l’argument de la ministre de la Santé qui veut interdire la cigarette électronique au prétexte que certains de ses utilisateurs pourraient un jour se mettre au tabac. C’est interdit parce que c’est mal !
Elle avance aussi l’argument de la précaution : dans le doute, interdisons !
La torsion qu’a subie cette notion de doute est très intéressante. Le doute est avant tout une exigence méthodologique de la science : le chercheur ne doute ni de sa science, ni du progrès scientifique, mais de lui-même, de ses calculs, de ses affirmations. Il émet un doute positif et constructif. Or, ce doute s’est retourné contre les scientifiques : puisqu’ils doutent, puisqu’ils ont parfois tort, ils ne savent rien. On utilise donc ce qu’il y a de plus noble dans la démarche scientifique − sa capacité à remettre en cause ses propres résultats − pour l’attaquer et la critiquer. Tout cela est assez pervers.
Vous affirmez que la politique de santé publique est imprégnée de préoccupations morales : en somme, c’est le plaisir qui pose problème à notre attentive ministre ?
Oui, c’est patent dans le cas de la cigarette électronique. On dirait que ce qui pousse le gouvernement à agir, c’est qu’elle puisse donner du plaisir à des gens. Comme s’il y avait dans ce plaisir quelque chose d’un peu scandaleux. La cigarette électronique permet de rétablir deux choses dont les fumeurs ont été privés : le plaisir individuel lié au tabac et la convivialité entre fumeurs et non-fumeurs. Depuis quelques années, le fumeur est condamné à s’exiler pour fumer après le repas. La cigarette électronique se marie aisément avec le petit café qui prolonge les échanges. Une politique de santé publique non moralisante et économiquement rationnelle devrait encourager son utilisation.
Êtes-vous si sûr que ce serait « économiquement rationnel » ? Tout de même, la lutte anti-tabac ne manque pas de solides arguments financiers. Quel est le poids économique du tabac ?
Il faut être clair : le tabac coûte cher. En tout cas, en termes strictement financiers, il coûte à la société plus qu’il ne lui rapporte. Cela étant, comment mesurer vraiment ce coût? Au nombre de « morts anticipées », c’est-à-dire aux heures de vie perdues ? Mais une vie peut-elle se mesurer en termes économiques, en volume de production et de consommation ? Bien sûr, pour établir des bases de calcul, on doit assimiler la vie à une machine ou à un capital. Mais nous savons tous qu’elle n’est pas seulement cela. Elle est aussi un bien que nous voulons en tant que tel, avec des plaisirs qui ont pour nous un certain prix.
Reste que l’argument peut se révéler sacrément efficace, surtout dans une période où beaucoup de gens ont le sentiment de payer pour les autres – les paresseux, les profiteurs, les fonctionnaires, les Corses ou les étrangers…Alors, payer pour les fumeurs…
Oui, quand la morale et les intérêts convergent, elles produisent un discours irrésistible. Non seulement c’est mal, mais en plus ça coûte cher. Le recours à ces arguments économiques semble d’ailleurs être une tendance actuelle.
En résumé, l’évolution actuelle vers un État de plus en plus maternel, mais sur un mode de plus en plus moralisateur et tatillon, est irrépressible. N’y a-t-il pas des forces et des personnes qui la contestent ? Peut-on, en matière de santé publique, distinguer une approche de droite et une approche de gauche ?
On pourrait imaginer que la droite soit plus sensible aux libertés individuelles et la gauche plus étatiste. Mais en France, nous avons aussi une droite gaulliste très étatiste et une gauche très libertaire qui n’aime pas beaucoup la contrainte. En revanche, en France plus qu’ailleurs, il y a un clivage clair et net entre l’élite et le peuple. Nous avons une classe de hauts fonctionnaires civilisés, éduqués et convaincus de détenir le monopole de la connaissance de l’intérêt général. Ils savent ce qui est bon pour les gens et veulent imposer certaines pratiques à ceux qui ignorent la voie du salut, de la longévité et de la vie saine. Si on n’est pas d’accord avec eux, on est forcément à la solde des lobbies. Autrement dit, pour imposer leurs choix, ils ont réussi à interdire le débat.[/access]
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