La mémoire et le commerce sont souvent associés dans cette étrange cérémonie qui a pour cadre une salle des ventes. Mardi, 13 mars, un long cortège d’ombres – des fantômes de peintres, de décorateurs, de danseurs, de musiciens, de poètes – a hanté la ville de Genève : Michel Fokine, Vaslav Nijinsky, Leonide Massine, Léon Bakst, Alexandre Benois, George Balanchine, Pablo Picasso, Jean Cocteau, Igor Stravinski, Michel Larionov, De Chirico, Natalia Gontcharova, Jacques Rouché… Tous étaient convoqués dans le plus beau catalogue d’œuvres musicales pour la danse qui se puisse imaginer : Le sacre du printemps, Les Sylphides, Pétrouchka, L’Après-midi d’un faune, Daphnis et Chloé, Parade, Le Tricorne, Le Train bleu, Apollon Musagète…
Ce jour-là, en effet, la vie de Serge Lifar a été dispersée, et, avec elle, emportée par le tourbillon d’une vente internationale, une grande partie des archives de Serge de Diaghilev, créateur des Ballets russes, qu’à la mort de ce dernier il avait partagées avec Boris Kochno. Il y avait foule, à 17 h, quand s’ouvrit à Genève, sous le marteau de Bernard Piguet, commissaire priseur, la première adjudication des documents et objets personnel de Serge Lifar, danseur célèbre, fameux chorégraphe, russe de Paris, parisien de Suisse : des amateurs, des collectionneurs, des marchands, de simples curieux. On a battu des records, on a renchéri follement sur des lettres autographes, des dessins, des photographies. Une lettre de Coco Chanel adressée à Serge Lifar, avec deux portraits de la couturière dédicacés, l’ensemble estimé entre 350 € et 450 € a été adjugé plus de 350 000 € ! Une photographie de Pablo Picasso, vers 1910, signée de sa main, est partie à 10 000 €. Le libraire parisien Jean-Claude Vrain a remporté avec lui 48 dessins d’Opium, par Jean Cocteau, estimés 50 000 €, pour la somme de 830 000 € ! Au delà de la spéculation qui touche actuellement ce genre, et de l’origine certifiée des lots, l’emballement genevois témoigne d’un intérêt soutenu, persistant, légitime pour les figures et les épisodes d’un événement majeur et pourtant bref (dix ans) : les Ballets russes.
C’est à l’hôtel Saint-James & Albany, sous les arcades de la rue de Rivoli, que Serge Lifar (1905-1986), de passage à Paris, m’avait donné rendez-vous, un matin de 1983. À la demande de mon plus vieil ami, Michel-Georges Michel, mort à l’âge de 102 ans (1883-1985), Serge Lifar avait accepté de m’accorder un entretien. La veille, Michel-Georges Michel avait réuni tout son monde, à l’occasion d’une fête. J’y approchai Boris Kochno, autre figure centrale des Ballets russes. En cette même année 1983, Rudolf Nureyev avait pris la direction de la danse, à l’Opéra de Paris. Son règne fut éblouissant. Bref, Paris, alors, était russe, et peu importait qu’on y dansât sur une chorégraphie de Marius Petipa ou de Nijinski, ce « fou de Dieu » magnifié par Maurice Béjart en 1971, qui, d’un bond, semblait atteindre aux cintres.
Je me rappelle avoir interrogé Lifar sur le temps de l’Occupation, qui lui valut de sérieux ennuis à la Libération, et sur la période des Ballets russes, qui représentent pour moi l’un des événements culturels majeurs du XXe siècle. Je connaissais l’aventure des Ballets russes, grâce à Michel-Georges Michel, qui avait été le secrétaire de Serge de Diaghilev. Michel, centenaire à la mémoire intacte, vouait à Diaghilev la même admiration fervente que, jeune homme, il avait éprouvé pour cet être d’exception. Celui-ci mérite en effet tous les hommages : avec un bout de mèche neuve et une puissante imagination, il produisit une étincelle qui embrasa tout le décor de son époque, l’abolit tout à fait, et imposa une perspective capricieuse, d’une affolante modernité. Il ne fut pas seulement un animateur, un chef de troupe, mais aussi et surtout un visionnaire, capable de mobiliser le talent de tous et le génie de quelques-uns. Avec eux, grâce à eux, il produisit le mouvement initial qui mit en marche les décennies suivantes, et leur fournit des échantillons de formes, de couleurs et de mouvements. Il révéla aux yeux d’un monde charmé, très différent du nôtre, sa troublante vision du ballet en théâtre total. Il n’a pas eu de successeur, il n’eut pas d’alter ego.
Ce jour-là, donc, Serge Lifar, pressé par le temps, comme détaché, me fit des réponses rendues plus brèves encore par son accent “de russe en exil ” ainsi qu’il se définissait. Ses propos, d’une grande précision, résumaient une vie d’artiste éblouissante. Venu à la danse grâce à Bronislava Nijinska, sœur de Nijinski, qui le présenta à Diaghilev, séduit par sa beauté physique, il ne se considérait pas comme un grand danseur, mais, à juste titre, comme un chorégraphe, et comme un patron de troupe, emploi où il excella en effet à l’Opéra de Paris. Maître de ballet et directeur de la danse, de 1930 à 1945, rappelé en 1947, il y demeura jusqu’en 1958, réglant une centaine de ballets, dans son style néo-classique. Reconnaissant volontiers tout ce qu’il devait à Diaghilev, sa conversation animait ce dernier d’une vie impériale, lui rendait non seulement son prestige, mais encore sa vitalité, jusqu’à la crise qui l’emporta, alors qu’il se trouvait, comme chaque année, à Venise.
Diaghilev dépose ses bagages au Grand hôtel des bains le 8 août 1929. Souffrant d’un sévère diabète, il dépérit rapidement. Convoqués à son chevet, les médecins diagnostiquent des rhumatismes ! Il meurt le 19, alors que le soleil se lève sur la lagune, lui offrant une apothéose romantique, ainsi que l’a rapporté Misia Sert, née Marie Sophie Olga Zénaïde Godebska, présente et témoin de ses derniers instants. Deux jours plus tard, une gondole mortuaire emporte sa dépouille, depuis un quai du Lido, jusqu’au cimetière de San Michele. Suivent dans une embarcation Coco Chanel, Boris Kochno, Serge Lifar, la baronne Catherine d’Erlanger.
Après la cérémonie, Misia règlera la facture des funérailles, Coco celle de l’Hôtel des bains. C’est ainsi, grâce à la ferveur et à l’audace d’une riche et généreuse mondanité, que se constitua et grossit la vague des Ballets russes. Menacés toujours de disparaître, telle une avant-garde fragile, il fallait bien que quelques personnes fortunées, sensibles aux métamorphoses de la beauté, leur donnent une chance de se représenter. Au fond, Diaghilev, « mécène désargenté », consentit à quelques-uns de ses riches contemporains le privilège de l’entretenir et de faire vivre ses danseurs, ses décorateurs et ses compositeurs. En retour, il leur offrit de les associer à sa magie, dont il demeura, jusqu’à la fin, l’irrésistible sorcier.
Or, le temps passait rapidement. Serge Lifar s’inquiéta du taxi qu’il avait commandé. Je l’interrogeai à la hâte sur le ballet Phèdre, créé par lui (1950, musique de Georges Auric, décors et costumes de Jean Cocteau) ; il griffonna, sur une feuille de papier, un dessin, d’ailleurs d’un trait sûr, par lequel il illustra le mouvement de danse qu’il avait imaginé et baptisé « la pose B ». Il parlait, puis, soudain, il signa ce précieux croquis et me le tendit, en disant, avec un bref sourire : « Gardez-le, il faut tout garder ! Plus tard, vous verrez combien les souvenirs comptent. ». On l’avertit que son taxi l’attendait ; il se leva, me salua avec chaleur, et disparut. “ Plus tard ! ” avait-il dit. Plus tard est advenu, et c’est aujourd’hui !
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