Il y a vingt-cinq ans, la navette Challenger explosait. Le 28 janvier 1986 pour être précis. Assez étrangement, je me souviens de la mélancolie, bien plus que de la sidération, qui s’empara de moi à la vue des images du vaisseau blanc se désintégrant dans le ciel impitoyablement bleu à la pureté mallarméenne et de toute une nation assistant en direct à l’événement en « mordant au citron d’or de l’idéal amer ».
En matière de rêve spatial, je suis totalement dépourvu de conscience politique et je reste l’enfant amoureux des récits de Jules Verne et l’adolescent goûtant aux charmes doux-amers des Chroniques martiennes de Bradbury. Je me souviens très bien du visage de Reagan, les yeux au ciel, comprenant soudain ce qui se passait. Je me souviens aussi qu’il y avait une institutrice à bord de Challenger. Cela m’avait marqué parce que c’était ma première année d’enseignement. J’ai eu le deuil américain, ce jour-là, alors que Reagan franchement, ce n’était vraiment pas mon genre de beauté. Entre sa politique économique et son financement des contras au Nicaragua alors que j’avais des copains du CSN qui partaient comme volontaires couper de la canne à sucre pour aider les sandinistes, Reagan, c’était même l’incarnation du mal. Mais là, j’avais l’impression que son malheur était le mien, et puis, par extension, celui de toute l’humanité. J’ai ressenti d’ailleurs la même chose le 11 Septembre. Ce n’est pas seulement dû à cette surprenante faculté étatsunienne qui sait rendre instantanément cinématographique le réel et donner l’impression, si juste finalement, que la catastrophe est toujours plus catastrophique que ne l’aurait imaginé le plus pervers des scénaristes.
Non, il s’agissait juste, pour Challenger comme pour le 11 Septembre, de l’impression de perdre quelque chose en route, quelque chose qui m’appartenait mais qui appartenait aussi à tous les autres. On comprend exactement, dans ces moments-là, la princesse Bibesco quand elle affirmait : « La chute de Constantinople est un malheur personnel qui nous est arrivé la semaine dernière. »
L’explosion de Challenger, c’est mon deuil personnel de la conquête spatiale qui fut la grande affaire de mon enfance, avec peut-être ce qui se cachait sous les jupes des filles. Je ne suis pas dupe, je sais très bien que l’espace (pas les filles), ce fut aussi une féroce concurrence géopolitique. Et c’est quand même toujours avec un certain plaisir que je me dis que si les USA ont fini par gagner le match en 1969 avec le premier pas sur la Lune, c’est tout de même l’URSS qui avait ouvert le score avec le Spoutnik en 1957. Elle menait d’ailleurs encore à la mi-temps avec Gagarine, premier homme dans l’espace en 1961 et même avec la première femme en 1963, la trop oubliée Valentina Terechkova qui n’a pas, à ma connaissance, de collèges à son nom dans les banlieues rouges contrairement à son homologue masculin.
Pourtant, au bout du compte, en la matière, la victoire de chaque camp m’enchantait et il en était de même pour mon père qui me racontait avec la même émotion le premier bip du spoutnik entendu à la radio et la descente de l’échelle par Armstrong, douze ans plus tard, qu’il avait regardée dans un bistrot de Rouen, une nuit d’été, sur un téléviseur mal réglé.
La conquête spatiale, désormais, ne fait plus partie de nos rêves. Enfant, des magasines trop optimistes me promettaient des week-ends sur la lune pour 1980 et des grandes vacances sur Mars pour l’an 2000. Les romanciers de science-fiction, même les plus foutraques comme ceux du Fleuve Noir, ou bien les cinéastes m’annonçaient la même chose. Ils se sont trompés et je leur en veux un peu, d’autant plus qu’ils avaient plutôt bien anticipé, hélas, nos années 10 en matière de problèmes écologiques aggravés par la surpopulation comme dans Soleil vert ou le totalitarisme soft panoptique et médicalisé comme dans THX 1138.
Il apparaît de plus en plus nettement, depuis Challenger, que l’espace n’est plus notre affaire, que cosmonaute (pour les Russes), astronaute (pour les Américains) ; spationaute (pour les Français) et même taïkonaute (pour les Chinois) ne sont plus des métiers qui font rêver les enfants perdus dans l’exploration cyberautiste d’un virtuel de plus en plus envahissant.
Je ne ferai donc jamais ce Voyage dans les Etats et Empires de la Lune dont rêvait mon cher Cyrano dès 1657 (tiens, quatre siècles pile avant Spoutnik.) Et je suis condamné, semble-t-il, à passer le reste de mon âge sur une planète de plus en plus déplaisante, cloué au sol comme un Prométhée au chômage. Ou, pour dire les choses autrement :
« Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la mélancolie. »
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