La petite ville hongroise de Csákvár est une petite ville hongroise typiquement étirée le long de ses routes commerciales. Cette grosse bourgade a vu son église catholique, véritable cathédrale en miniature, élevée jadis par un comte Esterházy dont le château baroque se situe encore non loin de là, transformé en sanatorium. L’air est bon à Csákvár. Aussi régulier qu’une brise marine, dès que vient le soir, il dévale des pentes d’une forêt fraiche et vallonnée. À une jetée de pierre, le temple calviniste fait résonner ses cloches avec une régularité qui évoque l’atmosphère d’un village de pionniers américains. Un peu plus loin se trouve le temple luthérien car le village fut longtemps habité par une forte minorité souabe, dont une grande partie a été renvoyée en Allemagne après la guerre, tandis que leurs maisons étaient occupées par des Hongrois expulsés de Tchécoslovaquie – certains habitants témoignent encore de ce passé pas si lointain qui s’expriment avec un léger accent guttural, sans parler du goût pour la piquette, on se croirait au bord du Rhin. Et, ne le cachons pas : Csákvár se trouve à une dizaine de kilomètres du village natal de Viktor Orban, le chef d’Etat autoritaire et populiste qui donne des sueurs froides à l’UE.
Mais, le véritable titre de gloire de Ckàsvàr est une pâtisserie. Dans le pays, tout le monde connait Csuta et ses splendides gâteaux dont plusieurs sont sortis vainqueurs de la grande compétition annuelle autour de meilleure tarte, bien sûr ! Le terme hongrois, torta, se traduirait plutôt par « gâteau », mais « tarte » est plus évocateur. Je m’y tiendrai. Chaque année, lors de la fête nationale du 18 août (en souvenir de la création du royaume par le futur saint Etienne de Hongrie), avec l’assentiment du gouvernement, l’association générale des pâtissiers hongrois propose la recette officielle de la tarte annuelle, valable jusqu’à la saison prochaine. L’idée en vaut bien une autre, fête de la musique ou nuit des musées, par exemple. Avec l’avantage, peut-être, de renouveler plaisamment le stock culinaire du pays. Version 2015 : une bavaroise de liqueur d’abricot nappée de gélatine au caramel déposée sur une génoise fourrée de confiture. Naturellement, on remet des prix aux créations les plus savoureuses.
La créativité s’épanouit dans la contrainte. La pâtisserie Csuta, semble-t-il, excelle dans cet exercice, puisque sa vitrine regorge de lauréats. Quant à sa bavaroise à l’abricot, elle a justement obtenu le premier prix ! Je goûte. Hélas, il faut se rendre à l’évidence, elle n’est pas fameuse, pour ainsi dire pas très fine. Un peu kitsch (Il ne faut pas tenter le Hongrois dans ce domaine !). Mais, après tout, qui suis-je pour juger ? Tout de même, comparée à certains biscuits au pavot, la tarte annuelle fait pâle figure. Elle s’attarde inutilement en bouche. Mieux vaudrait s’en tenir à la traditionnelle purée de châtaigne à la crème fraîche.
En Hongrie comme dans d’autres pays de la région, on s’assoit volontiers pour boire un café en dégustant son gâteau. C’est un plaisir que l’on peut prolonger à satiété. J’étais à table. Je lançais un regard vague sur la vitrine pour me changer les idées. Et là, je vis qu’il existait aussi une nouvelle version du mille-feuille que l’on avait baptisée « Mille-feuille de Bruxelles » (Brüsszeli krémes). Une curiosité irrépressible me gagna. Eh bien, il faut le croire ! Le mille-feuille de Bruxelles m’a paru considérablement meilleur que la tarte nationale. Il était délicieusement crémeux, sa pâte feuilletée agréablement craquante. Comme quoi, dans le domaine de la propagande gastronomique autant que dans certains aspects plus stratégiques du soft power, les patriotes hongrois ont encore de la marge avant d’atteindre l’efficacité du camp libéral-socialiste européen (surtout si leur inconscient travaille contre eux). C’est injuste, mais c’est ainsi.
Le choix national
Les ressources ne manquent pas, pourtant. Les convictions sont là. Même au-delà des frontières. C’était il y a quelques années, en Roumanie, dans la ville d’Oradea (Nagyvárad), ancienne grande ville agricole hongroise qui se trouve à une dizaine de kilomètres de la frontière. Ici, on entend jouer les enfants dans les deux langues aux jardins et aux parcs. Inutile de chercher les conflits là où ils ne sont pas. Mais la fierté, la fierté ! Dans un restaurant hongrois, je demandai quel était le meilleur dessert, entre le Somlói Galuska[1. Somlói Galuska : dessert hongrois constitué de morceaux de génoise plongés dans une crème anglaise nappée de coulis de chocolat mêlé de raisins secs et saupoudré de noisette. Du point de vue de l’aspect, on pourrait le considérer comme l’équivalent hongrois du Tiramisu italien.] et le Tiramisu. Le jeune serveur claqua les talons et me répondit en regardant loin devant lui :
– Le Somlói !
Je fis le choix national et ne le regrettai pas, car il était succulent. Un peu d’assurance ne nuit pas à la solidité des convictions patriotiques. Encore faut-il que la préciosité du langage (autre aspect des traditions en voie de disparition) ne se retourne pas contre soi-même, comme en témoigne ce qu’on entend chez McDonald, à Budapest, en recevant le plateau chargé de junk food :
– À votre santé ! lance joyeusement l’employé, comme ses aïeux avaient coutume de le faire depuis des siècles en pareille occasion.
Dans le XIIIe arrondissement de Budapest, ancien quartier des juifs néologues, ont subsisté les petites boutiques de tailleurs ou de modistes et les minuscules cantines pour vieilles dames et jeunes ouvriers. C’est l’esprit de quartier comme on aimerait qu’il soit toujours, par exemple, dans le XVe à Paris. Des artistes hongrois qui vivaient jusqu’alors dans le centre-ville vendent leur appartement à prix d’or aux investisseurs chinois et s’installent ici, parmi les intellectuels, pour y vivre une retraite à portée des théâtres et des galeries du centre. Dans la rue Tátra (Tátra utca) se trouve l’échoppe d’un boucher, ami de l’humanité, qui cuisine sur place des cuisses de canard, des travers et des jarrets de porc confits, des ailes et des filets de poulet panés, diverses boulettes que le chaland peut se procurer à bon prix accompagnés de cornichons, paprikas ou choux aigre en se restaurant sur place, sur de hautes tables en inox. Cette boutique s’appelle Husímadó (ce qui signifie « adorateur de la viande »). Quand on commence à fréquenter les lieux, on aperçoit peu à peu le petit rituel des habitants du quartier qui, en passant, s’arrêtent un instant devant la vitrine, font une courte prière en contemplant les viandes rougeoyantes et dorées, puis reprennent leur chemin, la mine épanouie. C’est plus fort qu’eux. Ils ont accompli un bref instant d’adoration. Autrefois, on se signait en passant devant les églises dans lesquels on n’avait pas le temps de rentrer.
Le commerce a parfois des vertus. Cela me permet de revenir à Csákvár. Au sujet d’une petite épicerie, vieille institution qui porte encore la traditionnelle appellation communiste d’ABC, membre de la coopérative des petites épiceries de village. On y trouve tout le nécessaire, c’est à dire pas grand-chose. À Csákvár comme ailleurs, la loi sur le commerce de détail a restreint les possibilités d’installation des grandes surfaces ; on trouve seulement un petit supermarché à l’ombre duquel continue à vivoter l’ABC. Et les deux vendeuses portent une blouse blanche sans forme et sans âge. On dirait volontiers sans couleur. Elles sont si gentilles que l’on aperçoit à peine qu’elles manipulent de l’argent. Cela ne les touche pas. Rien ne semble pouvoir les toucher. Elles accueillent les clients comme on accueillerait le destin, avec le sourire.
C’est à croire que le commerce est un chemin vers la sainteté.
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